NEUVIÈME JOURNÉE

L’ermite vint m’éveiller, s’assit sur mon lit et me dit :

— Mon enfant, de nouvelles obsessions ont cette nuit assailli mon malheureux ermitage. Les solitaires de la Thébaïde n’ont pas été plus exposés à la malice de Satan.

Je ne sais non plus que penser de l’homme qui est venu avec toi, et qui se dit cabaliste. Il a entrepris de guérir Pascheco, et lui a fait réellement beaucoup de bien, mais il ne s’est point servi des exorcismes prescrits par le rituel de notre sainte Église. Viens dans ma cabane, nous déjeunerons, et puis nous lui demanderons son histoire, qu’il nous a promise hier au soir.

Je me levai et suivis l’ermite. Je trouvai, en effet, que l’état de Pascheco était devenu plus supportable, et sa figure moins hideuse. Il était toujours borgne, mais sa langue était rentrée dans sa bouche. Il n’écumait plus, et son œil unique paraissait moins hagard. J’en fis compliment au cabaliste, qui me répondit que ce n’était là qu’un très faible échantillon de son savoir-faire. Ensuite, l’ermite apporta le déjeuner, qui consistait en lait bien chaud et châtaignes.

Tandis que nous déjeunions, nous vîmes entrer un homme sec et hâve, dont toute la figure avait quelque chose d’effrayant, sans que l’on pût dire précisément ce que c’était en lui qui inspirait ainsi l’épouvante…

L’inconnu se mit à genoux devant moi et ôta son chapeau. Alors je vis qu’il avait un bandeau sur le front.

Il me présenta son chapeau de l’air dont on demande l’aumône. J’y jetai une pièce d’or. L’extraordinaire mendiant me remercia et ajouta :

— Seigneur Alphonse, votre bienfait ne sera pas perdu. Je vous avertis qu’une lettre importante vous attend à Puerto-Lapiche. N’entrez pas en Castille sans l’avoir lue.

Après m’avoir donné cet avis, l’inconnu se mit à genoux devant l’ermite, qui remplit son chapeau de châtaignes. Puis il se mit à genoux devant le cabaliste, mais, se relevant aussitôt, il lui dit :

— Je ne veux rien de toi. Si tu dis ici qui je suis, tu t’en repentiras.

Puis il sortit de la cabane.

Lorsque le mendiant fut sorti, le cabaliste se prit à rire et nous dit :

— Pour vous faire voir le peu de cas que je fais des menaces de cet homme, je vous dirai d’abord qui il est : c’est le Juif errant, dont peut-être vous avez entendu parler. Depuis environ mille sept cents ans, il ne s’est ni assis, ni couché, ni reposé, ni endormi. Tout en marchant, il mangera vos châtaignes et, d’ici à demain matin, il aura fait soixante lieues. Pour l’ordinaire, il parcourt en tous sens les vastes déserts de l’Afrique. Il s’y nourrit de fruits sauvages, et les animaux féroces ne peuvent lui faire de mal, à cause du signe sacré du Thau imprimé sur son front, et qu’il voile avec un bandeau, comme vous l’avez vu. Il ne paraît guère dans nos contrées, à moins d’y être forcé par les opérations de quelque cabaliste. Au reste, je vous assure que ce n’est pas moi qui l’ai fait venir, car je le déteste. Cependant je conviens qu’il est informé de beaucoup de choses, et je ne vous conseille point, seigneur Alphonse, de négliger l’avis qu’il vous a donné.

— Seigneur cabaliste, lui répondis-je, le Juif m’a dit qu’il y avait à Puerto-Lapiche une lettre pour moi.

J’espère y être après-demain, et je ne manquerai pas de la demander.

— Il n’est pas nécessaire d’attendre si longtemps, reprit le cabaliste, et il faudrait que j’eusse bien peu de crédit dans le monde des génies pour ne pas vous faire avoir cette lettre plus tôt.

Alors il se retourna du côté de son épaule droite, et prononça quelques mots d’un ton impératif. Au bout de cinq minutes, nous vîmes tomber sur la table une grosse lettre à mon adresse. Je l’ouvris et j’y lus ce qui suit :

Seigneur Alphonse,

C’est de la part de notre roi Don Ferdinand quarto que je vous fais parvenir l’ordre de ne point entrer encore en Castille. N’attribuez cette rigueur qu’au malheur que vous avez eu de mécontenter le saint tribunal, chargé de conserver la pureté de la foi dans les Espagnes. Ne diminuez point de zèle pour le service du roi. Vous trouverez ci-joint un congé de trois mois. Passez ce temps sur les frontières de la Castille et de l’Andalousie, sans trop vous faire voir dans aucune de ces deux provinces. L’on a eu soin de tranquilliser votre respectable père, et de lui faire voir cette affaire sous un point de vue qui ne lui fasse pas trop de peine.

Votre affectionné,

DON SANCHE DE TOR DE PENNAS,
ministre de la Guerre.

Cette lettre était accompagnée d’un congé de trois mois en bonne forme et revêtu de tous les seings et cachets accoutumés.

Nous fîmes compliment au cabaliste sur la célérité de ses courriers. Puis nous le priâmes de tenir sa promesse et de nous conter ce qui lui était arrivé la nuit dernière à la Venta Quemada. Il nous répondit comme la veille qu’il y aurait bien des choses dans son récit que nous ne pourrions comprendre, mais, après avoir réfléchi un instant, il commença en ces termes.

HISTOIRE DU CABALISTE

— On m’appelle, en Espagne, Don Pedre de Uzeda, et c’est sous ce nom que je possède un joli château à une lieue d’ici. Mais mon véritable nom est Rabi Sadok Ben Mamoun, et je suis juif. Cet aveu est, en Espagne, un peu dangereux à faire, mais outre que je m’en fie à votre probité, je vous avertis qu’il ne serait pas très aisé de me nuire. L’influence des astres sur ma destinée commença à se manifester dès l’instant de ma naissance, et mon père, qui tira mon horoscope, fut comblé de joie lorsqu’il vit que j’étais venu au monde précisément à l’entrée du soleil dans le signe de la Vierge. Il avait, à la vérité, employé tout son art pour que cela arrivât ainsi, mais il n’avait pas espéré autant de précision dans le succès. Je n’ai pas besoin de vous dire que mon père, Mamoun, était le premier astrologue de son temps. Mais la science des constellations était une des moindres qu’il possédât, car il avait poussé celle de la cabale jusqu’à un degré où nul rabbin n’était parvenu avant lui.

Quatre ans après que je fus venu au monde, mon père eut une fille, qui naquit sous le signe des Gémeaux.

Malgré cette différence, notre éducation fut la même.

Je n’avais pas encore atteint douze ans et ma sœur huit, que nous savions déjà l’hébreu, le chaldéen, le syro-chaldéen, le samaritain, le copte, l’abyssin et plusieurs autres langues mortes ou mourantes. De plus, nous pouvions, sans le secours d’un crayon, combiner toutes les lettres d’un mot de toutes les manières indiquées par les règles de la cabale.

Ce fut aussi à la fin de ma douzième année que l’on nous boucla tous les deux, avec beaucoup d’exactitude, et pour que rien ne démentît la pruderie du signe sous lequel j’étais né l’on ne nous donna à manger que des animaux vierges, avec l’attention de ne me faire manger que des mâles et des femelles à ma sœur.

Lorsque j’eus atteint l’âge de seize ans, mon père commença à nous initier aux mystères de la cabale Séfiroth. D’abord il mit entre nos mains le Sepher Zoohâr, ou livre lumineux, appelé ainsi parce que l’on n’y comprend rien du tout, tant la clarté qu’il répand éblouit les yeux de l’entendement. Ensuite nous étudiâmes le Siphra Dzaniutha, ou livre occulte, dont le passage le plus clair peut passer pour une énigme. Enfin nous en vînmes au Hadra Raba et Hadra Sutha, c’est-à-dire au grand et petit Sanhédrin. Ce sont des dialogues dans lesquels Rabbi Siméon, fils de Johaï, auteur des deux autres ouvrages, rabaissant son style à celui de la conversation, feint d’instruire ses amis des choses les plus simples, et leur révèle cependant les plus étonnants mystères, ou plutôt toutes ces révélations nous viennent directement du prophète Élie, lequel furtivement quitta le séjour céleste et assista à cette assemblée sous le nom du Rabbin Abba. Peut-être vous imaginez-vous, vous autres, avoir acquis quelque idée de tous ces divins écrits par la traduction latine que l’on a imprimée avec l’original chaldéen en l’année 1684, dans une petite ville de l’Allemagne appelée Francfort ? Mais nous nous rions de la présomption de ceux qui imaginent que, pour lire, il suffise de l’organe matériel de la vue. Cela pourrait suffire, en effet, pour de certaines langues modernes, mais dans l’hébreu, chaque lettre est un nombre, chaque mot une combinaison savante, chaque phrase une formule épouvantable qui, bien prononcée, avec toutes les aspirations, les accents convenables, pourrait abîmer les monts et dessécher les fleuves. Vous savez assez qu’Adunaï créa le monde par la parole, ensuite il se fit parole lui-même. La parole frappe l’air et l’esprit, elle agit sur les sens et sur l’âme. Quoique profane, vous pouvez aisément en conclure qu’elle doit être le véritable intermédiaire entre la matière et les intelligences de tous les ordres. Tout ce que je puis vous en dire, c’est que tous les jours nous acquérions non seulement de nouvelles connaissances, mais un pouvoir nouveau et, si nous n’osions pas en faire usage, au moins nous avions le plaisir de sentir nos forces et d’en avoir la conviction intérieure. Mais nos félicités cabalistiques furent bientôt interrompues par le plus funeste de tous les événements.

Tous les jours, nous remarquions, ma sœur et moi, que notre père Mamoun perdait de ses forces. Il semblait un esprit pur, qui aurait revêtu une forme humaine seulement pour être perceptible aux sens grossiers des êtres sublunaires. Un jour, enfin, il nous fit appeler dans son cabinet. Son air était si vénérable et divin que, par un mouvement involontaire, nous nous mîmes tous deux à genoux. Il nous y laissa et, nous montrant une horloge de sable, il nous dit :

– Avant que ce sable se soit écoulé, je ne serai plus.

Ne perdez aucune de mes paroles. Mon fils, je m’adresse d’abord à vous ; je vous ai destiné des épouses célestes, filles de Salomon et de la reine de Saba. Leur naissance ne les destinait qu’à être de simples mortelles. Mais Salomon avait révélé à la reine le grand nom de celui qui est. La reine le proféra à l’instant même de ses couches. Les génies du grand orient accoururent et reçurent les deux jumelles, avant qu’elles eussent touché le séjour impur que l’on nomme terre. Ils les portèrent dans la sphère des filles d’Elohim, où elles reçurent le don de l’immortalité, avec le pouvoir de le communiquer à celui qu’elles choisiraient pour leur époux commun. Ce sont ces deux épouses ineffables que leur père a eues en vue dans son Schir haschirim, ou Cantique des cantiques. Étudiez ce divin Épithalame de neuf en neuf versets. Pour vous, ma fille, je vous destine un hymen encore plus beau. Les deux Thamims, ceux que les Grecs ont connus sous le nom de Dioscures, les Phéniciens sous celui de Kabires ; en un mot, les Gémeaux célestes. Ils seront vos époux – que dis-je ? votre cœur sensible, je crains qu’un mortel… – Le sable s’écoule. Je meurs.

Après ces mots, mon père s’évanouit, et nous ne trouvâmes à la place où il avait été qu’un peu de cendres brillantes et légères. Je recueillis ces restes précieux. Je les enfermai dans une urne et je les plaçai dans le tabernacle intérieur de notre maison, sous les ailes des chérubins.

Vous jugez bien que l’espoir de jouir de l’immortalité et de posséder deux épouses célestes me donna une nouvelle ardeur pour les sciences cabalistiques, mais je fus des années avant que d’oser m’élever à une telle hauteur, et je me contentai de soumettre à mes conjurations quelques génies du dix-huitième ordre. Cependant, m’enhardissant peu à peu, j’essayai l’année passée un travail sur les premiers versets du Schir haschirim. A peine en avais-je composé une ligne qu’un bruit affreux se fit entendre, et mon château sembla s’écrouler sur ses fondements. Tout cela ne m’effraya point ; au contraire, j’en conclus que mon opération était bien faite. Je passai à la seconde ligne ; lorsqu’elle fut achevée, une lampe que j’avais sur ma table sauta sur le parquet, y fit quelques bonds et alla se placer devant un grand miroir qui était au fond de ma chambre. Je regardai dans le miroir et je vis le bout de deux pieds de femme très jolis. Puis deux autres petits pieds. J’osai me flatter que ces pieds charmants appartenaient aux célestes filles de Salomon, mais je ne crus pas devoir pousser plus loin mes opérations.

Je les repris la nuit suivante, et je vis les quatre petits pieds jusqu’à la cheville. Puis, la nuit d’après, je vis les jambes jusqu’aux genoux, mais le soleil sortit du signe de la Vierge, et je fus obligé de discontinuer.

Lorsque le soleil fut entré dans le signe des Gémeaux, ma sœur fit des opérations semblables aux miennes et eut une vision non moins extraordinaire, que je ne vous dirai point pour la raison qu’elle ne fait rien à mon histoire.

Cette année-ci, je me préparais à recommencer, lorsque j’appris qu’un fameux adepte devait passer par Cordoue. Une discussion que j’eus à son sujet avec ma sœur m’engagea à l’aller voir à son passage. Je partis un peu tard et n’arrivai ce jour-là qu’à la Venta Quemada.

Je trouvai ce cabaret abandonné par la peur des revenants, mais, comme je ne les crains pas, je m’établis dans la chambre à manger, et j’ordonnai au petit Nemraël de m’apporter à souper. Ce Nemraël est un petit génie d’une nature très abjecte, que j’emploie à des commissions pareilles, et c’est lui qui est allé chercher votre lettre à Puerto-Lapiche. Il alla à Anduhhar, où couchait un prieur de bénédictins, s’empara sans façons de son souper, et me l’apporta. Il consistait dans ce pâté de perdrix que vous avez trouvé le lendemain matin. Quant à moi, j’étais fatigué et j’y touchai à peine. Je renvoyai Nemraël chez ma sœur, et j’allai me coucher.

Au milieu de la nuit, je fus réveillé par une cloche qui sonna douze coups. Après ce prélude, je m’attendais à voir quelque revenant, et je me préparais même à l’écarter, parce qu’en général ils sont incommodes et fâcheux. J’étais dans ces dispositions, lorsque je vis une forte clarté sur une table qui était au milieu de la chambre, et puis il y parut un petit rabbin bleu de ciel, qui s’agitait devant un pupitre comme les rabbins font quand ils prient. Il n’avait pas plus d’un pied de haut, et non seulement son habit était bleu, mais même son visage, sa barbe, son pupitre et son livre. Je reconnus bientôt que ce n’était pas là un revenant, mais un génie du vingt-septième ordre. Je ne savais pas son nom, et je ne le connaissais pas du tout. Cependant je me servis d’une formule qui a quelque pouvoir sur tous les esprits en général. Alors le petit rabbin bleu de ciel se tourna de mon côté et me dit :

– Tu as commencé tes opérations à rebours, et voilà pourquoi les filles de Salomon se sont montrées à toi les pieds les premiers. Commence par les derniers versets, et cherche d’abord le nom des deux beautés célestes.

Après avoir ainsi parlé, le petit rabbin disparut. Ce qu’il m’avait dit était contre toutes les règles de la cabale. Cependant j’eus la faiblesse de suivre son avis.

Je me mis après le dernier verset du Shir haschirim, et, cherchant les noms des deux immortelles, je trouvai Émina et Zibeddé. J’en fus très surpris, cependant je commençai les évocations. Alors la terre s’agita sous mes pieds d’une façon épouvantable ; je crus voir les cieux s’écrouler sur ma tête, et je tombai sans connaissance.

Lorsque je revins à moi, je me trouvai dans un séjour tout éclatant de lumière, dans les bras de quelques jeunes gens plus beaux que des anges. L’un d’eux me dit :

– Fils d’Adam, reprends tes esprits. Tu es ici dans la demeure de ceux qui ne sont point morts. Nous sommes gouvernés par le patriarche Henoch, qui a marché devant Elohim, et qui a été enlevé de dessus la terre. Le prophète Élie est notre grand prêtre, et son chariot sera toujours à ton service, quand tu voudras te promener dans quelque planète. Quant à nous, nous sommes des Egrégors, nés du commerce des fils d’Elohim avec les filles des hommes. Tu verras aussi parmi nous quelques Nephelims, mais en petit nombre. Viens, nous allons te présenter à notre souverain.

Je les suivis et j’arrivai au pied du trône sur lequel siégeait Henoch ; je ne pus jamais soutenir le feu qui sortait de ses yeux, et je n’osais élever les miens plus haut que sa barbe, qui ressemblait assez à cette lumière pâle que nous voyons autour de la lune dans les nuits humides. Je craignis que mon oreille ne pût soutenir le son de sa voix, mais sa voix était plus douce que celle des orgues célestes. Cependant, il l’adoucit encore pour me dire :

– Fils d’Adam, l’on va t’amener tes épouses.

Aussitôt je vis entrer le prophète Élie, tenant les mains de deux beautés dont les appas ne sauraient être conçus par les mortels. C’étaient des charmes si délicats que leurs âmes se voyaient à travers, et l’on apercevait distinctement le feu des passions, lorsqu’il se glissait dans leurs veines et se mêlait à leur sang. Derrière elles, deux Nephelims portaient un trépied, d’un métal aussi supérieur à l’or que celui-ci est plus précieux que le plomb. On plaça mes deux mains dans celles des filles de Salomon, et l’on mit à mon cou une tresse tissue de leurs cheveux. Une flamme vive et pure sortant alors du trépied consuma en un instant tout ce que j’avais de mortel. Nous fûmes conduits à une couche resplendissante de gloire et embrasée d’amour. On ouvrit une grande fenêtre qui communiquait avec le troisième ciel, et les concerts des anges achevèrent de mettre le comble à mon ravissement… Mais, vous le dirai-je, le lendemain, je me réveillai sous le gibet de Los Hermanos, et couché auprès de leurs deux infâmes cadavres, aussi bien que le cavalier que voilà. J’en conclus que j’ai eu affaire à des esprits très malins et dont la nature ne m’est pas bien connue. Je crains même beaucoup que toute cette aventure ne me nuise auprès des véritables filles de Salomon, dont je n’ai vu que le bout des pieds.

— Malheureux aveugle, dit l’ermite, et que regrettes-tu ? Tout n’est qu’illusion dans ton art funeste. Les maudits succubes qui t’ont joué ont fait éprouver les plus affreux tourments à l’infortuné Pascheco, et sans doute un sort pareil attend ce jeune cavalier, qui, par un endurcissement funeste, ne veut point nous avouer ses fautes. Alphonse, mon fils Alphonse, repens-toi, il en est encore temps.

Cette obstination de l’ermite à me demander des aveux que je ne voulais point lui faire, me déplut beaucoup. J’y répondis assez froidement en lui disant que je respectais ses saintes exhortations, mais que je ne me conduisais que par les lois de l’honneur. Ensuite, on parla d’autre chose.

Le cabaliste me dit :

— Seigneur Alphonse, puisque vous êtes poursuivi par l’Inquisition et que le roi vous ordonne de passer trois mois dans ce désert, je vous offre mon château, vous y verrez ma sœur Rébecca, qui est presque aussi belle que savante. Oui, venez, vous descendez des Gomélez, et ce sang a droit de nous intéresser.

Je regardai l’ermite pour lire dans ses yeux ce qu’il pensait de cette proposition. Le cabaliste parut deviner ma pensée et, s’adressant à l’ermite, il lui dit :

— Mon père, je vous connais plus que vous ne pensez.

Vous pouvez beaucoup par la foi. Mes voies ne sont pas aussi saintes, mais elles ne sont pas diaboliques.

Venez aussi chez moi avec Pascheco, dont j’achèverai la guérison.

L’ermite, avant de répondre, se mit en prière, puis, après un instant de méditation, il vint à nous d’un air riant et dit qu’il était prêt à nous suivre. Le cabaliste se tourna du côté de son épaule droite et ordonna qu’on lui amenât des chevaux. Un instant après, on en vit deux à la porte de l’ermitage, avec deux mules sur lesquelles se mirent l’ermite et le possédé. Bien que le château fût à une journée, à ce que nous avait dit Ben Mamoun, nous y fûmes en moins d’une heure.

Pendant le voyage, Ben Mamoun m’avait beaucoup parlé de sa savante sœur, et je m’attendais à voir une Médée à la noire chevelure, une baguette à la main, et marmottant quelques mots de grimoire, mais cette idée était tout à fait fausse. L’aimable Rébecca qui nous reçut à la porte du château était la plus aimable et touchante blonde qu’il soit possible d’imaginer ; ses beaux cheveux dorés tombaient sans art sur ses épaules.

Une robe blanche la couvrait négligemment, mais elle était fermée par des agrafes d’un prix inestimable.

Son extérieur annonçait une personne qui ne s’occupait jamais de sa parure, mais en s’en occupant davantage il eût été difficile de mieux réussir.

Rébecca sauta au cou de son frère et lui dit :

— Combien vous m’avez inquiétée ! J’ai toujours eu de vos nouvelles, hors la première nuit. Que vous était-il donc arrivé ?

— Je vous conterai tout cela, répondit Ben Mamoun.

Pour le moment, ne songez qu’à bien recevoir les hôtes que je vous amène : celui-ci est l’ermite de la vallée, et ce jeune homme est un Gomélez.

Rébecca regarda l’ermite avec assez d’indifférence, mais lorsqu’elle eut jeté les yeux sur moi elle parut rougir et dit d’un air assez triste :

— J’espère pour votre bonheur que vous n’êtes pas des nôtres.

Nous entrâmes, et le pont-levis fut aussitôt fermé sur nous. Le château était assez vaste, et tout y paraissait dans le plus grand ordre. Cependant nous n’y vîmes que deux domestiques, à savoir un jeune mulâtre et une mulâtresse du même âge. Ben Mamoun nous conduisit d’abord à sa bibliothèque ; c’était une petite rotonde qui servait aussi de salle à manger. Le mulâtre vint mettre la nappe, apporta une olla-podrida et quatre couverts, car la belle Rébecca ne se mit point à table avec nous. L’ermite mangea plus qu’à l’ordinaire et parut aussi s’humaniser davantage. Pascheco, toujours borgne, ne semblait d’ailleurs plus se ressentir de sa possession. Seulement il était sérieux et silencieux.

Ben Mamoun mangea avec assez d’appétit, mais il avait l’air préoccupé et nous avoua que son aventure de la veille lui avait donné beaucoup à penser. Dès que nous fûmes sortis de table, il nous dit :

— Mes chers hôtes, voilà des livres pour vous amuser, et mon nègre sera empressé de vous servir en toutes choses, mais permettez-moi de me retirer avec ma sœur pour un travail important. Vous ne nous reverrez que demain, à l’heure du dîner.

Ben Mamoun se retira effectivement, et nous laissa, pour ainsi dire, les maîtres de la maison.

L’ermite prit dans la bibliothèque une légende des Pères du désert et ordonna à Pascheco de lui en lire quelques chapitres. Moi, je passai sur la terrasse dont la vue se portait vers un précipice au fond duquel roulait un torrent qu’on ne voyait pas, mais qu’on entendait mugir. Quelque triste que parût ce paysage, ce fut avec un extrême plaisir que je me mis à le considérer, ou plutôt à me livrer aux sentiments que m’inspirait sa vue. Ce n’était pas de la mélancolie, c’était presque un anéantissement de toutes mes facultés, produit par les cruelles agitations auxquelles j’avais été livré depuis quelques jours. À force de réfléchir à ce qui m’était arrivé et de n’y rien comprendre, je n’osais plus y penser, crainte d’en perdre la raison. L’espoir de passer quelques jours tranquille dans le château d’Uzeda était pour le moment ce qui me flattait le plus. De la terrasse, je revins à la bibliothèque. Puis le jeune mulâtre nous servit une petite collation de fruits secs et de viandes froides, parmi lesquelles il ne se trouvait point de viandes impures. Ensuite, nous nous séparâmes. L’ermite et Pascheco furent conduits dans une chambre, et moi dans une autre.

Je me couchai et m’endormis, mais bientôt après je fus réveillé par la belle Rébecca, qui me dit :

— Seigneur Alphonse, pardonnez-moi d’oser interrompre votre sommeil. Je viens de chez mon frère. Nous avons fait les plus épouvantables conjurations pour connaître les deux esprits auxquels il a eu affaire dans la venta, mais nous n’avons point réussi. Nous croyons qu’il a été joué par des Baalims, sur lesquels nous n’avons point de pouvoir. Cependant le séjour d’Énoch est réellement tel qu’il l’a vu. Tout cela est d’une grande conséquence pour nous, et je vous conjure de nous dire ce que vous en savez.

Après avoir ainsi parlé. Rébecca s’assit sur mon lit, mais elle s’y assit pour s’asseoir, et semblait uniquement occupée des éclaircissements qu’elle me demandait.

Cependant elle ne les obtint point, et je me contentai de lui dire que j’avais engagé ma parole d’honneur de ne jamais en parler.

— Mais, seigneur Alphonse, reprit Rébecca, comment pouvez-vous imaginer qu’une parole d’honneur donnée à deux démons puisse vous engager ? Or nous savons que ce sont deux démons femelles et que leurs noms sont Émina et Zibeddé. Mais nous ne connaissons pas bien la nature de ces démons, parce que, dans notre science comme dans toutes les autres, on ne peut pas tout savoir.

Je me tins toujours sur la négative et priai la belle de n’en plus parler. Alors elle me regarda avec une sorte de bienveillance et me dit :

— Que vous êtes heureux d’avoir des principes de vertu, d’après lesquels vous dirigez toutes vos actions, et demeurez tranquille dans le chemin de votre conscience ! Combien notre sort est différent ! Nous avons voulu voir ce qui n’est point accordé aux yeux des hommes, et savoir ce que leur raison ne peut comprendre.

Je n’étais point faite pour ces sublimes connaissances.

Que m’importe un vain empire sur les démons ! Je me serais bien contentée de régner sur le cœur d’un époux.

Mon père l’a voulu, je dois subir ma destinée.

En disant ces mots, Rébecca tira son mouchoir et parut cacher quelques larmes, puis elle ajouta :

— Seigneur Alphonse, permettez-moi de revenir demain à la même heure et de faire encore quelques efforts pour vaincre votre obstination, ou, comme vous l’appelez, ce grand attachement à votre parole. Bientôt le soleil entrera dans le signe de la Vierge, alors il ne sera plus temps et il arrivera ce qui pourra.

En me disant adieu, Rébecca serra ma main avec l’expression de l’amitié et parut retourner avec peine à ses opérations cabalistiques.