SEPTIÈME JOURNÉE

Le lendemain matin, je me réveillai de meilleure heure que la veille. J'allai voir mes cousines. Émina lisait le Coran, Zibeddé essayait des perles et des châles.

J'interrompis ces graves occupations par de douces caresses, qui tenaient presque autant de l'amitié que de l'amour. Puis nous dînâmes. Après le dîner, Zoto vint reprendre le fil de son histoire, ce qu'il fit en ces termes.

SUITE DE L'HISTOIRE DE ZOTO

— J'avais promis de vous parler de Testa-Lunga. Je vais vous tenir parole. Mon ami était un paisible habitant de Val-Castera, petit bourg au pied de l'Etna. Il avait une femme charmante. Le jeune prince de Val-Castera, visitant un jour ses domaines, vit cette femme, qui était venue le complimenter, avec les autres femmes des notables. Le présomptueux jeune homme, loin d'être sensible à l'hommage que ses vassaux lui offraient par les mains de la beauté, ne fut occupé que des charmes de Mme Testa-Lunga. Il lui expliqua sans détour l'effet qu'elle faisait sur ses sens et mit la main dans son corset. Le mari se trouvait dans cet instant derrière sa femme. Il tira un couteau de sa poche et l'enfonça dans le cœur du jeune prince. Je crois qu'à sa place tout homme d'honneur en eût fait autant.

» Testa-Lunga, après avoir fait ce coup, se retira dans une église, où il resta jusqu'à la nuit. Mais, jugeant qu'il lui fallait prendre d'autres mesures pour l'avenir, il se résolut à joindre quelques bandits qui s'étaient depuis peu réfugiés sur les sommets de l'Etna. Il y alla, et les bandits le reconnurent pour leur chef.

» L'Etna avait alors vomi une prodigieuse quantité de lave, et ce fut au milieu des torrents enflammés que Testa-Lunga fortifia sa troupe, dans de ces repaires dont les chemins n'étaient connus que de lui. Lorsqu'il eut ainsi pourvu à sa sûreté, ce brave chef s'adressa au vice-roi et lui demanda sa grâce et celle de ses compagnons. Le gouvernement refusa, dans la crainte, à ce que j'imagine, de compromettre l'autorité. Alors Testa-Lunga entra en pourparlers avec les principaux fermiers des terres voisines. Il leur dit:

» – Volons en commun, je viendrai, et je demanderai, vous me donnerez ce que vous voudrez, et vous n'en serez pas moins à couvert devant vos maîtres.

» C'était toujours voler, mais Testa-Lunga partageait le tout entre ses compagnons et ne gardait pour lui que l'absolu nécessaire. Au contraire, s'il traversait un village, il faisait tout payer au double, si bien qu'il devint en peu de temps l'idole du peuple des Deux-Siciles.

» Je vous ai déjà dit que plusieurs bandits de la troupe de mon père avaient été joindre Testa-Lunga qui, pendant quelques années, se tint au midi de l'Etna, pour faire des courses dans le Val di Noto et le Val di Mazara. Mais à l'époque dont je vous parle, c'est-à-dire lorsque j'eus atteint quinze ans, la troupe revint au Val Demoni, et un beau jour nous les vîmes arriver à la ferme des moines.

» Tout ce que vous pouvez imaginer de leste et de brillant n'approcherait pas encore des hommes de Testa-Lunga. Des habits de miquelets, les cheveux dans une résille de soie, une ceinture de pistolets et de poignards.

Une épée de longueur, et un fusil de même, tel était à peu près leur équipage de guerre. Ils furent trois jours à manger nos poules et boire notre vin. Le quatrième, on vint leur annoncer qu'un détachement des dragons de Syracuse s'avançait, avec l'intention de les envelopper. Cette nouvelle les fit rire de tout leur cœur.

Ils se mirent en embuscade dans un chemin creux, attaquèrent le détachement et le dispersèrent. Ils étaient un contre dix, mais chacun d'eux portait plus de dix bouches à feu, et toutes de la meilleure qualité.

» Après la victoire, les bandits revinrent à la ferme, et moi, qui de loin les avait vus combattre, j'en fus si enthousiasmé que je me jetai aux pieds du chef pour le conjurer de me recevoir dans sa troupe. Testa-Lunga demanda qui j'étais. Je répondis que j'étais le fils du bandit Zoto. À ce nom chéri, tous ceux qui avaient servi sous mon père poussèrent un cri de joie. Puis l'un d'eux, me prenant dans ses bras, me posa sur la table et dit:

» – Mes camarades, le lieutenant de Testa-Lunga a été tué dans le combat; nous sommes embarrassés à le remplacer. Que le petit Zoto soit notre lieutenant. Ne voyez-vous pas que l'on donne des régiments aux fils des ducs et des princes ? Faisons pour le fils du brave Zoto ce que l'on fait pour eux. Je réponds qu'il se rendra digne de cet honneur.

» Ce discours mérita de grands applaudissements à l'orateur, et je fus proclamé à l'unanimité.

» Mon grade, d'abord, n'était qu'une plaisanterie, et chaque bandit éclatait de rire en m'appelant: « Signor tenente ». Mais il leur fallut changer le ton. Non seulement j'étais toujours le premier à l'attaque et le dernier à couvrir la retraite, mais aucun d'eux n'en savait autant que moi lorsqu'il s'agissait d'épier les mouvements de l'ennemi ou d'assurer le repos de la troupe. Tantôt je gravissais le sommet des rochers pour découvrir plus de pays et faire les signaux convenus, et tantôt je passais des journées entières tout au milieu des ennemis, ne descendant d'un arbre que pour grimper sur un autre. Souvent même, il m'est arrivé de passer les nuits sur les plus hauts châtaigniers de l'Etna. Et, lorsque je ne pouvais plus résister au sommeil, je m'attachais aux branches avec une courroie. Tout cela ne m'était pas bien difficile, puisque j'avais été mousse et ramoneur.

» J'en fis tant enfin que la sûreté commune me fut entièrement confiée. Testa-Lunga m'aimait comme son fils, mais, si je l'ose dire, j'acquis une renommée qui surpassait presque la sienne, et les exploits du petit Zoto devinrent en Sicile le sujet de tous les entretiens. Tant de gloire ne me rendit pas insensible aux douces distractions que m'inspirait mon âge. Je vous ai déjà dit que, chez nous, les bandits étaient les héros du peuple, et vous jugez bien que les bergères de l'Etna ne m'auraient pas disputé leur cœur, mais le mien était destiné à se rendre à des charmes plus délicats, et l'amour lui réservait une conquête plus flatteuse.

» J'étais lieutenant depuis deux ans, et j'en avais dix-sept finis lorsque notre troupe fut obligée de retourner vers le sud, parce qu'une nouvelle irruption de volcan avait détruit nos retraites ordinaires. Au bout de quatre jours, nous arrivâmes à un château, appelé Rocca-Fiorita, fief et manoir en chef du Principino, mon ennemi.

» Je ne pensais plus guère aux injures que j'en avais reçues, mais le nom du lieu me rendit toute ma rancune. Ceci ne doit point vous surprendre: dans nos climats, les cœurs sont implacables. Si le Principino eût été dans son château, je crois que je l'aurais mis à feu et à sang. Je me contentai d'y faire tout le dégât que je pus, et mes camarades, qui connaissaient mes motifs, me secondaient de leur mieux. Les domestiques du château, qui avaient d'abord voulu nous résister, ne résistèrent point au bon vin de leur maître, que nous répandions à grands flots. Ils furent des nôtres. Enfin, nous fîmes de Rocca-Fiorita un véritable pays de cocagne.

» Cette vie dura cinq jours. Le sixième, nos espions m'avertirent que nous allions être attaqués par tout le régiment de Syracuse, et que le Principino viendrait ensuite avec sa mère et plusieurs dames de Messine.

Je fis retirer ma troupe, mais je fus curieux de rester, et je m'établis sur le sommet d'un chêne touffu qui était à l'extrémité du jardin. Cependant, j'avais eu la précaution de faire un trou dans la muraille du jardin pour faciliter mon évasion.

» Enfin je vis arriver le régiment, qui campa devant la porte du château, après avoir placé des postes tout autour. Puis arriva une file de litières, dans lesquelles étaient les dames, et dans la dernière était le Principino lui-même, couché sur une pile de coussins. Il descendit avec peine, soutenu par deux écuyers, se fit précéder par une compagnie de soldats, et lorsqu'il sut que personne de nous n'était resté dans le château, il y entra avec les dames et quelques gentilshommes de sa suite.

» Il y avait au pied de mon arbre une source d'eau fraîche, une table de marbre et des bancs. C'était la partie du jardin la plus ornée. Je supposai que la société ne tarderait pas à s'y rendre, et je me résolus [à] l'attendre pour la voir de plus près. Effectivement, au bout d'une demi-heure, je vis venir une jeune personne à peu près de mon âge. Les anges n'ont pas plus de beauté, et l'impression qu'elle fit sur moi fut si forte et si subite que je serais peut-être tombé du haut de mon arbre si je n'y eusse été attaché par ma ceinture, ce que je faisais quelquefois pour me reposer avec plus de sûreté.

» La jeune personne avait les yeux baissés et l'air de la mélancolie la plus profonde. Elle s'assit sur un banc, s'appuya sur la table de marbre et versa beaucoup de larmes. Sans trop savoir ce que je faisais, je me laissai couler en bas de mon arbre et me plaçai de manière que je pouvais la voir sans être moi-même aperçu. Alors je vis le Principino qui s'avançait, tenant un bouquet à la main. Il y avait près de trois ans que je ne l'avais vu. II s'était formé. Sa figure était belle, pourtant assez fade.

» Lorsque la jeune personne le vit, sa physionomie exprima le mépris d'une manière dont je lui sus bon gré.

Cependant le Principino l'aborda, d'un air content de lui-même, et lui dit:

» – Ma chère promise, voici un bouquet que je vous donnerai si vous me promettez de ne jamais plus me parler de ce petit gueux de Zoto.

» La demoiselle répondit:

» – Monsieur le prince, il me semble que vous avez tort de mettre des conditions à vos faveurs, et puis, quand je ne vous parlerais pas du charmant Zoto, toute la maison vous en entretiendrait. Votre nourrice elle même ne vous a-t-elle pas dit qu'elle n'avait jamais vu un aussi joli garçon, et pourtant vous étiez là.

» Le Principino, fort piqué, répliqua:

» – Mademoiselle Sylvia, souvenez-vous que vous êtes ma promise.

» Sylvia ne répondit point et fondit en larmes.

» Alors le Principino, furieux, lui dit:

» – Méprisable créature, puisque tu es amoureuse d'un bandit, voilà ce que tu mérites.

» En même temps, il lui donna un soufflet.

» Alors la demoiselle s'écria:

» – Zoto, que n'es-tu ici pour punir ce lâche !

» Elle n'avait pas achevé ces mots que je parus et je dis au prince:

» – Tu dois me reconnaître. Je suis bandit et je pourrais t'assassiner. Mais je respecte Mademoiselle qui a daigné m'appeler à son secours, et je veux bien me battre à la manière de vous autres, nobles.

» J'avais sur moi deux poignards et quatre pistolets.

J'en fis deux parts, je les mis à dix pas l'une de l'autre, et je laissai le choix au Principino. Mais le malheureux était tombé évanoui sur un banc:

Sylvia prit alors la parole et me dit:

» – Brave Zoto, je suis noble et pauvre. Je devais demain épouser le prince, ou bien être mise au couvent.

Je ne ferai ni l'un ni l'autre. Je veux être à toi pour la vie.

» Et elle se jeta dans mes bras.

» Vous pensez bien que je ne me fis pas prier. Cependant, il fallait empêcher le prince de troubler notre retraite. Je pris un poignard et, me servant d'une pierre en guise de marteau, je lui clouai la main contre le banc sur lequel il était assis. II poussa un cri et retomba évanoui. Nous sortîmes par le trou que j'avais fait dans le mur du jardin, et nous regagnâmes le sommet des monts.

» Mes camarades avaient tous des maîtresses; ils furent charmés que j'en eusse fait une, et leurs belles jurèrent d'obéir en tout à la mienne.

» J'avais passé quatre mois avec Sylvia, lorsque je fus obligé de la quitter pour reconnaître les changements que la dernière éruption avait faits dans le nord. Je trouvai dans ce voyage à la nature des charmes qu'auparavant je n'avais pas aperçus. Je remarquai des gazons, des grottes, des ombrages, en des lieux où je n'aurais auparavant vu que des embuscades ou des postes de défense. Enfin Sylvia avait attendri mon cœur de brigand. Mais il ne tarda pas à reprendre toute sa férocité.

» Je reviens à mon voyage au nord de la montagne. Je m'exprime ainsi parce que les Siciliens, lorsqu'ils parlent de l'Etna, disent toujours « Il monte » – ou le mont par excellence. Je dirigeai d'abord ma marche sur ce que nous appelons la tour du Philosophe, mais je ne pus y parvenir. Un gouffre, qui s'était ouvert sur les flancs du volcan, avait vomi un torrent de lave qui, se divisant un peu au-dessus de la tour et se rejoignant un mille au-dessous, y formait une île tout à fait inabordable.

» Je sentis tout de suite l'importance de cette position, et, de plus, nous avions, dans la tour même, un dépôt de châtaignes que je ne voulais pas perdre. A force de chercher, je retrouvai un conduit souterrain où j'avais passé d'autres fois, et qui me conduisit jusqu'au pied, ou plutôt dans la tour elle-même. Aussitôt, je résolus de placer dans cette île tout notre peuple femelle. J'y fis construire des huttes de feuillage. J'en ornai une autant que je le pus. Puis je retournai au sud, d'où je ramenai toute la colonie, qui fut enchantée de son nouvel asile.

» À présent, lorsque je reporte ma mémoire au temps que j'ai passé dans cet heureux séjour, je l'y retrouve comme isolé, au milieu des cruelles agitations qui ont assailli ma vie. Nous étions séparés des hommes par des torrents de flammes. Celles de l'amour embrasaient nos sens. Tout y obéissait à mes ordres et tout était soumis à ma chère Sylvia. Enfin, pour mettre le comble à mon bonheur, mes deux frères me vinrent trouver. Tous les deux avaient eu des aventures intéressantes, et j'ose vous assurer que, si quelque jour vous voulez en entendre le récit, il vous donnera plus de satisfaction que celui que je vous fais.

» Il est peu d'hommes qui ne puissent compter de beaux jours, mais je ne sais s'il y en a qui peuvent compter de belles années. Mon bonheur à moi ne dura pas un an entier. Les braves de la troupe étaient très honnêtes entre eux. Nul n'aurait osé jeter les yeux sur la maîtresse de son camarade, et moins encore sur la mienne. La jalousie était donc bannie de notre île, ou plutôt elle n'en était qu'exilée pour un temps, car cette furie ne retrouve que trop aisément le chemin des lieux qu'habite l'amour.

» Un jeune bandit appelé Antonino devint amoureux de Sylvia et, sa passion étant très forte, il ne pouvait la cacher. Je l'apercevais moi-même, mais, le voyant fort triste, je jugeais que ma maîtresse n'y répondait pas et j'étais tranquille. Seulement, j'aurais voulu guérir Antonino, que j'aimais à cause de sa valeur. Il y avait dans la troupe un autre bandit appelé Moro, que je détestais, au contraire, à cause de sa lâcheté et, si Testa-Lunga m'en avait cru, il l'aurait dès longtemps chassé.

» Moro sut gagner la confiance du jeune Antonino, et lui promit de servir son amour. Il sut aussi se faire écouter de Sylvia et lui fit accroire que j'avais une maîtresse dans un village voisin. Sylvia craignit de s'expliquer avec moi. Elle eut un air contraint que j'attribuai à un changement dans le sentiment qu'elle me portait. En même temps, Antonino, instruit par Moro, redoubla d'assiduités auprès de Sylvia, et il prit un air de satisfaction qui me fit supposer qu'elle le rendait heureux.

» Je n'étais pas exercé à démêler des trames de ce genre. Je poignardai Sylvia et Antonino. Celui-ci, qui ne mourut pas sur-le-champ, me dévoila la trahison de Moro. J'allai chercher le scélérat, mon poignard sanglant à la main. Il en fut effrayé, tomba à genoux, et m'avoua [que] le prince de Rocca-Fiorita l'avait payé pour me faire périr ainsi que Sylvia, et qu'enfin il ne s'était joint à notre troupe que dans l'intention d'accomplir ce dessein. Je le poignardai. Puis j'allai à Messine, et m'étant introduit chez le prince à la faveur d'un déguisement je l'envoyai dans l'autre monde, joindre son confident et mes deux autres victimes. Telle fut la fin de mon bonheur, et même de ma gloire. Mon courage tourna en une entière indifférence pour la vie et, comme j'avais la même indifférence pour la sûreté de mes camarades, je perdis bientôt leur confiance. Enfin je puis vous assurer que, depuis lors, je suis devenu un brigand des plus ordinaires.

» Peu de temps après, Testa-Lunga mourut d'une pleurésie, et toute sa troupe se dispersa. Mes frères, qui connaissaient bien l'Espagne, me persuadèrent d'y aller. Je me mis à la tête de douze hommes. J'allai dans la baie de Taormine, et m'y tins caché pendant trois jours. Le quatrième, nous nous emparâmes d'un senau sur lequel nous arrivâmes aux côtes d'Andalousie.

» Quoiqu'il y ait en Espagne plusieurs chaînes de montagnes, qui pouvaient nous offrir des retraites avantageuses, je donnai la préférence à la Sierra Morena, et je n'eus point lieu de m'en repentir. J'enlevai deux convois de piastres, et fis d'autres coups importants.

» Enfin mes succès donnèrent de l'ombrage à la cour.

Le gouverneur de Cadix eut ordre de nous avoir, morts ou vifs, et fit marcher plusieurs régiments. D'un autre côté, le grand cheik des Gomélez me proposa d'entrer à son service et m'offrit une retraite dans cette caverne.

J'acceptai sans balancer.

» L'audience de Grenade ne voulut point en avoir le démenti. Voyant qu'on ne pouvait nous trouver, elle fit saisir deux pâtres de la vallée et les fit pendre sous le nom des deux frères de Zoto. Je connaissais ces deux hommes, et je sais qu'ils ont commis plusieurs meurtres.

On dit pourtant qu'ils sont irrités d'avoir été pendus à notre place, et que, la nuit, ils se détachent du gibet pour commettre mille désordres. Je n'en ai pas été témoin et je ne sais que vous dire. Cependant, il est véritable qu'il m'est arrivé plusieurs fois de passer près du gibet pendant la nuit et lorsqu'il y avait clair de lune; j'ai bien vu que les deux pendus n'y étaient point et, le matin, ils y étaient de nouveau.

» Voilà, mes chers maîtres, le récit que vous m'avez demandé. Je crois que mes deux frères, dont la vie n'a pas été aussi sauvage, auraient eu des choses plus intéressantes à vous dire, mais ils n'en auront pas le temps, car notre embarquement est prêt, et j'ai des ordres positifs pour qu'il ait lieu demain matin. »

Zoto se retira, et la belle Émina dit avec l'accent de la douleur:

— Cet homme avait bien raison, le temps du bonheur tient bien peu de place dans la vie humaine. Nous avons passé ici trois jours que nous ne retrouverons peut-être jamais.

Le souper ne fut point gai et je me hâtai de souhaiter le bonsoir à mes cousines. J'espérais les revoir dans ma chambre à coucher et réussir mieux à dissiper leur mélancolie.

Elles y vinrent aussi plus tôt que de coutume, et, pour comble de plaisir, elles avaient leurs ceintures dans leurs mains. Cet emblème n'était pas difficile à comprendre.

Cependant Émina prit la peine de me l'expliquer. Elle me dit:

— Cher Alphonse, vous n'avez point mis de borne à votre dévouement pour nous, nous ne voulons point en mettre à notre reconnaissance. Peut-être allons-nous être séparés pour toujours. Ce serait, pour d'autres femmes, un motif d'être sévères, mais nous voulons vivre dans votre souvenir et, si les femmes que vous verrez à Madrid l'emportent sur nous pour les charmes de l'esprit et de la figure, elles n'auront du moins pas l'avantage de vous paraître plus tendres ou plus passionnées. Cependant, mon Alphonse, il faut encore que vous nous renouveliez le serment que vous avez déjà fait de ne point nous trahir, et jurez encore de ne pas croire le mal que l'on vous dira de nous.

Je ne pus m'empêcher de rire un peu de la dernière clause, mais je promis ce qu'on voulut et j'en fus récompensé par les plus douces caresses. Puis Émina me dit encore:

— Mon cher Alphonse, cette relique qui est à votre cou nous gêne. Ne pouvez-vous la quitter un instant ?

Je refusai, mais Zibeddé avait des ciseaux à la main, elle les passa derrière mon cou et coupa le ruban.

Émina se saisit de la relique et la jeta dans une fente du rocher.

— Vous la reprendrez demain, me dit-elle. En attendant, mettez à votre cou cette tresse tissue de mes cheveux et de ceux de ma sœur, et le talisman qui y est attaché préserve aussi de l'inconstance, du moins si quelque chose peut en préserver les amants.

Puis Émina tira une épingle d'or qui retenait sa chevelure et s'en servit pour fermer exactement les rideaux de mon lit.

Je ferai comme elle, et je jetterai un rideau sur le reste de cette scène. Il suffira de savoir que mes charmantes amies devinrent mes épouses. Il est sans doute des cas où la violence ne peut sans crime répandre le sang innocent. Mais il en est d'autres où tant de cruauté sert l'innocence en la faisant paraître dans tout son jour. Ce fut aussi ce qui nous arriva, et j'en conclus que mes cousines n'avaient pas une part bien réelle à mes songes de la Venta Quemada.

Cependant nos sens se calmèrent, et nous étions assez tranquilles lorsqu'une cloche fatale vint à sonner minuit.

Je ne pus me défendre d'un certain saisissement, et je dis à mes cousines que je craignais que nous ne fussions menacés de quelque événement sinistre:

— Je le crains comme vous, dit Émina, et le danger en est prochain, mais écoutez bien ce que je vous dis: ne croyez pas le mal qu'on vous dira de nous. N'en croyez pas même à vos yeux.

En cet instant, les rideaux de mon lit s'ouvrirent avec fracas, et je vis un homme d'une taille majestueuse, habillé à la mauresque. Il tenait l'Alcoran d'une main et un sabre dans l'autre. Mes cousines se jetèrent à ses pieds et lui dirent:

— Puissant cheik des Gomélez, pardonnez-nous !

Le cheik répondit d'une voix terrible:

— Adonde estan las fahhas ? (Où sont vos ceintures ?) Puis, se tournant vers moi, il me dit:

— Malheureux Nazaréen, tu as déshonoré le sang des Gomélez. Il faut te faire Mahométan ou mourir.

J'entendis un affreux hurlement, et j'aperçus le démoniaque Pascheco qui me faisait des signes dans le fond de la chambre. Mes cousines l'aperçurent aussi. Elles se levèrent avec fureur, saisirent Pascherco et l'entraînèrent hors de la chambre.

— Malheureux Nazaréen, reprit encore le cheik des Gomélez, avale d'un trait le breuvage contenu dans cette coupe, ou tu périras d'une mort honteuse, et ton corps, suspendu entre ceux des frères de Zoto, y sera la proie des vautours et le jouet des esprits des ténèbres, qui s'en serviront dans leurs infernales métamorphoses.

II me parut qu'en pareille occasion l'honneur me commandait le suicide. Je m'écriai avec douleur:

— Oh ! mon père, à ma place, vous eussiez fait comme moi.

Puis je pris la coupe et la vidai d'un trait. Je sentis un malaise affreux et tombai sans connaissance.