SIXIÈME JOURNÉE

Je fus réveillé par Zoto, qui me dit que j'avais dormi très longtemps et que le dîner était prêt. Je m'habillai à la hâte et j'allai trouver mes cousines, qui m'attendaient dans la salle à manger. Leurs yeux me caressaient encore, et elles semblaient occupées de la veille plus que du dîner qu'on leur servait. Lorsque l'on eût ôté la table, Zoto prit place auprès de nous et reprit en ces termes le récit de son histoire.

SUITE DE L'HISTOIRE DE ZOTO

 Lorsque mon père alla joindre la troupe de [Monaldi]16, je pouvais avoir sept ans, et je me rappelle qu'on nous mena en prison, ma mère, mes deux frères et moi. Mais ce ne fut que pour la forme ; comme mon père n'avait pas oublié la part des gens de loi, ils furent aisément convaincus que nous n'avions aucune relation avec lui.

Le chef des sbires eut un soin tout particulier de nous pendant notre détention et, même, il en abrégea le terme. Ma mère, au sortir de la prison, fut très bien reçue par les voisines et tout le quartier, car, dans le midi de l'Italie, les bandits sont les héros du peuple, comme les contrebandiers le sont en Espagne. Nous avions notre part dans l'estime universelle et, moi en particulier, j'étais regardé comme le prince des polissons de notre rue.

Vers ce temps, Monaldi fut tué dans une affaire, et mon père, qui prit le commandement de la troupe, voulut débuter par une action d'éclat. Il alla se poster sur le chemin de Salerne, pour y attendre une remise d'argent qu'envoyait le vice-roi de Sicile. L'entreprise réussit, mais mon père y fut blessé d'un coup de mousquet dans les reins, qui le rendit incapable de servir plus longtemps.

Le moment où il prit congé de la troupe fut extraordinairement touchant. L'on assure même que plusieurs bandits y pleurèrent ; ce que j'aurais de la peine à croire, si moi-même je n'avais pleuré une fois en ma vie, et ce fut après avoir poignardé ma maîtresse, ainsi que je vous le dirai en son lieu.

La troupe ne tarda pas à se dissoudre ; quelques-uns de nos braves allèrent se faire pendre en Toscane, les autres furent joindre Testa-Lunga, qui commençait à acquérir quelque réputation en Sicile. Mon père lui-même passa le détroit et se rendit à Messine, où il demanda un asile aux Augustins del Monte. Il mit son petit pécule entre les mains de ces pères, fit une pénitence publique, et s'établit sous le portail de leur église, où il menait une vie fort douce, ayant la liberté de se promener dans les jardins et les cours du couvent.

Les moines lui donnaient la soupe, et il faisait chercher une couple de plats à une gargote voisine. Le frater de la maison pansait encore ses blessures par-dessus le marché.

Je suppose qu'alors mon père nous faisait tenir de fortes remises, car l'abondance régnait dans notre maison. Ma mère prit part aux plaisirs du carnaval et, dans le carême, elle fit une crèche, ou présépe, représentée par des petites poupées, des châteaux de sucre et autres enfantillages de cette espèce, qui sont fort en vogue dans tout le royaume de Naples et forment un objet de luxe pour le bourgeois. Ma tante Lunardo eut aussi un présépe, mais il n'approchait pas du nôtre.

Autant que je me rappelle ma mère, il me semble qu'elle était très bonne, et souvent nous l'avons vue pleurer sur les dangers auxquels s'exposait son époux, mais quelques triomphes remportés sur sa sœur ou sur ses voisines séchaient bien vite ses larmes. La satisfaction que lui donna sa belle crèche fut le dernier plaisir de ce genre qu'elle put goûter. Je ne sais comment elle gagna une pleurésie, dont elle mourut au bout de quelques jours.

À sa mort, nous n'aurions su que devenir si le Barigel ne nous eût retirés chez lui. Nous y passâmes quelques jours, après quoi l'on nous remit à un muletier, qui nous fit traverser toute la Calabre et arriver le quatorzième jour à Messine. Mon père était déjà informé de la mort de son épouse. Il nous reçut avec beaucoup de tendresse, nous fit donner une natte auprès de la sienne, et nous présenta aux moines qui nous mirent au nombre des enfants de chœur. Nous servions la messe, nous mouchions les cierges, nous allumions les lampes et, à cela près, nous étions d'aussi fieffés polissons que nous l'avions été à Bénévent. Lorsque nous avions mangé la soupe des moines, mon père nous donnait un tari à chacun, dont nous achetions des châtaignes et des craquelins, après quoi nous allions jouer sur le port et ne revenions plus qu'à la nuit. Enfin nous étions d'heureux polissons, lorsqu'un événement, qu'aujourd'hui même je ne puis me rappeler sans un mouvement de rage, décida du sort de ma vie entière.

Un certain dimanche, comme l'on allait chanter vêpres, je revins au portail de l'église, chargé de marrons que j'avais achetés pour mes frères et pour moi, et j'en faisais les dividendes lorsque je vis arriver une voiture superbe, attelée de six chevaux et précédée de deux chevaux de même couleur qui couraient en liberté, sorte de luxe que je n'ai vu qu'en Sicile. La voiture s'ouvrit et j'en vis sortir d'abord un gentilhomme braciere, qui donna le bras à une belle dame, ensuite un abbé et enfin un petit garçon de mon âge, d'une figure charmante et magnifiquement habillé à la hongroise, ainsi que l'on habillait les enfants assez communément. La petite hongreline était de velours bleu, brodée en or et garnie de zibelines ; elle lui descendait à la moitié des jambes et couvrait même une partie de ses bottines, qui étaient en maroquin jaune. Son bonnet, également garni de zibelines, était aussi en velours bleu et surmonté d'une houppe de perles qui tombait sur une épaule. Sa ceinture était en glands et cordons d'or, et son petit sabre enrichi de pierreries. Enfin, il avait à la main un livre de prières monté en or.

Je fus si émerveillé de voir un si bel habit à un garçon de mon âge que, ne sachant trop ce que je faisais, j'allai à lui et lui offris deux châtaignes que j'avais à la main, mais l'indigne garnement, au lieu de répondre à la petite amitié que je lui faisais, me donna de son livre de prières par le nez, et cela de toute la force de son bras.

J'eus l'œil gauche presque poché et, un fermoir du livre étant entré dans une de mes narines, la déchira de façon que je fus en un instant couvert de sang. Il me semble qu'alors j'entendis le petit seigneur pousser des cris affreux, mais j'avais, pour ainsi dire, perdu connaissance. Lorsque je la repris, je me trouvai près de la fontaine du jardin, entouré de mon père et de mes frères qui me lavaient le visage et cherchaient à arrêter l'hémorragie.

Cependant, comme j'étais encore tout en sang, nous vîmes revenir le petit seigneur, suivi de son abbé, du gentilhomme braciere et de deux valets de pied, dont l'un portait un paquet de verges. Le gentilhomme expliqua en peu de mots que Mme la princesse de Rocca Fiorita exigeait que je fusse fouetté jusqu'au sang en réparation de la frayeur que je lui avais causée, ainsi qu'à son Principino, et, tout de suite, les valets de pied mirent la sentence à exécution. Mon père, qui craignait de perdre son asile, n'osa d'abord rien dire, mais, voyant que l'on me déchirait impitoyablement, il n'y put tenir et, s'adressant au gentilhomme, avec tout l'accent d'une fureur étouffée, il lui dit :

– Faites finir ceci, ou rappelez-vous que j'en ai assassiné qui en valaient dix de votre sorte.

Le gentilhomme, considérant que ces paroles renfermaient un grand sens, ordonna que l'on mît fin à mon supplice, mais, comme j'étais encore couché sur le ventre, le Principino s'approcha de moi et me donna un coup de pied dans le visage en me disant :

– Managia la tua facia de banditu.

Cette dernière insulte mit le comble à ma rage. Je puis dire que, depuis ce moment, je n'ai plus été enfant, ou du moins que je n'ai plus goûté les douces joies de cet âge et, longtemps après, je ne pouvais, de sang-froid, voir un homme richement habillé.

Il faut que la vengeance soit le péché originel de notre pays, car, bien que je n'eusse alors que huit ans, la nuit comme le jour, je ne songeai plus qu'à punir le Principino. Je me réveillais en sursaut, rêvant que je le tenais aux cheveux et le rouais de coups, et, le jour, je pensais à lui faire du mal de loin, car je me doutais bien qu'on ne me laisserait pas approcher. De plus, je voulais m'enfuir après avoir fait le coup. Enfin, je me décidai à lui lancer une pierre dans le visage, sorte d'exercice que j'entendais déjà assez bien ; cependant, pour m'y entretenir, je choisis un but contre lequel je m'exerçais presque toute la journée.

Une fois, mon père me demanda ce que je faisais.

Je lui répondis que mon intention était d'écraser le visage du Principino et puis de m'enfuir et de me faire bandit. Mon père parut ne pas croire à ce que je disais, mais il me sourit d'une manière qui me confirma dans mon projet.

Enfin arriva le dimanche qui devait être le jour de la vengeance. Le carrosse parut, l'on descendit. J'étais fort ému, cependant je me remis. Mon petit ennemi me démêla dans la foule et me tira la langue. Je tenais ma pierre, je la lançais et il tomba à la renverse.

Aussitôt je me mis à courir et ne m'arrêtai qu'à l'autre bout de la ville. Là, je rencontrai un petit ramoneur de ma connaissance qui me demanda où j'allais. Je lui racontai mon histoire, et il me conduisit aussitôt à son maître. Celui-ci, qui manquait de garçons et ne savait où en prendre pour un métier aussi rude, me reçut avec plaisir. Il me dit que personne ne me reconnaîtrait lorsque j'aurais le visage barbouillé de suie, et que de grimper dans les cheminées était une science souvent très utile. En cela, il ne m'a point trompé. J'ai souvent dû la vie au talent que j'acquis alors.

La poussière des cheminées et l'odeur de la suie m'incommodèrent d'abord, mais je m'y accoutumai, car j'étais dans l'âge où l'on se fait à tout. Il y avait environ six mois que j'exerçai ma profession lorsque m'arriva l'aventure que je vais rapporter.

J'étais sur un toit et je prêtais l'oreille pour savoir par quel tuyau sortirait la voix du maître. Il me parut l'entendre crier dans la cheminée la plus voisine de moi.

J'y descendis, mais je trouvai que, sous le toit, le tuyau se séparait en deux. Là, j'aurais dû appeler, mais je ne le fis point, et je me décidai étourdiment pour une des deux ouvertures. Je m'y laissai glisser et je me trouvai dans un beau salon, mais le premier objet que j'y aperçus fut mon Principino, en chemise et jouant au volant.

Quoique ce petit sot eût sans doute vu d'autres ramoneurs, il s'avisa de me prendre pour le diable.

Il se mit à genoux et me pria de ne point l'emporter et promettant d'être bien sage. Les protestations m'auraient peut-être touché, mais j'avais à la main mon petit balai de ramoneur et la tentation d'en faire usage était devenue trop forte ; de plus, je m'étais bien vengé du coup que le Principino m'avait donné avec son livre de prières, et en partie des coups de verges, mais j'avais encore sur le cœur le coup de pied qu'il m'avait donné au visage en me disant :

– Managia la tua fada de banditu.

Enfin, un Napolitain aime à se venger plutôt un peu plus qu'un peu moins.

Je détachai donc une poignée de verges de mon balai. Puis je déchirai la chemise du Principino et, quand son dos fut à nu, je le déchirai aussi, ou du moins je l'accommodai assez mal, mais, ce qu'il y avait de plus singulier, c'est que la peur l'empêchait de crier.

Lorsque je crus en avoir fait assez, je me débarbouillai le visage et lui dis :

– Ciucio maledetto io no zuno lu diavolu, io zuno lu piciolu banditu delli Augustini.

Alors le Principino retrouva l'usage de la voix et se mit à crier au secours, mais je n'attendis pas que l'on vînt, et je remontai par où j'étais descendu.

Lorsque je fus sur le toit, j'entendis encore la voix du maître qui m'appelait, mais je ne jugeai pas à propos de répondre. Je me mis à courir de toit en toit, et j'arrivai à celui d'une écurie, devant laquelle était un chariot de foin. Je me jetai du toit sur le chariot et du chariot à terre. Puis j'arrivai tout courant au portail des Augustins, où je racontai à mon père tout ce qui venait de m'arriver. Mon père m'écouta avec beaucoup d'intérêt, puis il me dit :

– Zoto, Zoto ! Già vegio che tu sarai banditu.

Ensuite, se tournant vers un homme qui était à côté de lui, il lui dit :

– Padron Lettereo prendete lo chiutosto vui.

Lettereo est un nom de baptême particulier à Messine.

Il provient d'une lettre que la Vierge doit avoir écrite aux habitants de cette ville, et qu'elle doit avoir datée l'an 1452 de la naissance de mon fils. Les Messinois ont autant de dévotion à cette lettre que les Napolitains au sang de saint Janvier. Je vous fais ce détail, parce que, un an et demi après, j'ai fait à la Madonna della lettera une prière que j'ai cru être la dernière de ma vie.

Or donc Padrón Lettereo était capitaine d'une pinque armée, soi-disant pour la pêche du corail, mais, au fond, contrebandier et même forban, selon que l'occasion s'en présentait. Ce qui lui arrivait rarement, parce qu'il ne portait pas de canons et qu'il lui fallait surprendre des bâtiments en des plages désertes.

L'on savait tout cela à Messine, mais Lettereo faisait la contrebande pour le compte des principaux marchands de la ville. Les commis de la douane y avaient leur part et, d'ailleurs, le patron passait pour être très libéral de coltellade, ce qui en imposait à ceux qui auraient voulu lui faire de la peine. Enfin, il avait une figure véritablement imposante, sa taille et sa carrure auraient déjà suffi à le faire remarquer, mais tout le reste de son extérieur y répondait si bien que les gens d'un caractère timide ne le voyaient point sans ressentir un mouvement de frayeur.

Son visage, d'un brun déjà très foncé, était encore obscurci par un coup de poudre à canon qui lui avait laissé beaucoup de marques, et sa peau bise était chamarrée de divers dessins tout particuliers. Les matelots de la Méditerranée ont presque tous l'usage de se faire picoter sur les bras et la poitrine des chiffres, des profils de galères, des croix et autres ornements pareils. Mais Lettereo avait enchéri sur cet usage. Il avait gravé sur l'une de ses joues un crucifix, et, sur l'autre, une madone, desquelles images l'on ne voyait pourtant que le haut, car le bas en était caché dans une barbe épaisse que le rasoir ne touchait jamais et que les ciseaux seuls contenaient dans de certaines bornes. Ajoutez à cela des anneaux d'or aux oreilles, un bonnet rouge, une ceinture de même couleur, une veste sans manches, des culottes de matelot, les bras et les pieds nus et les poches pleines d'or. Tel était le Patron.

L'on prétend que, dans sa jeunesse, il avait eu des bonnes fortunes du plus haut parage. Alors encore, il était la coqueluche des femmes de son état et la terreur de leurs époux.

Enfin, pour achever de vous faire connaître Lettereo, je vous dirai qu'il avait été l'ami intime d'un homme d'un vrai mérite qui, depuis, a fait parler de lui sous le nom du capitaine Pepo. Ils avaient servi ensemble dans les corsaires de Malte. Ensuite Pepo était entré au service de son roi, tandis que Lettereo, à qui l'honneur était moins cher que l'argent, avait pris le parti de s'enrichir par toutes sortes de voies et, en même temps, il était devenu l'irréconciliable ennemi de son ancien camarade.

Mon père qui, dans son asile, n'avait rien à faire qu'à panser sa blessure dont il n'espérait plus l'entière guérison, entrait volontiers en conversation avec les héros de son acabit. C'était là ce qui l'avait lié avec Lettereo et, en me recommandant à lui, il avait lieu d'espérer que je ne serais pas refusé. Il ne se trompa point. Lettereo fut même sensible à cette marque de confiance. Il promit à mon père que mon noviciat serait moins rude que ne l'est d'ordinaire celui d'un mousse de vaisseau, et il l'assura que, puisque j'avais été ramoneur, il ne me faudrait pas deux jours pour apprendre à monter dans les manœuvres.

Pour moi, j'étais enchanté, car mon nouvel état me paraissait plus noble que de gratter les cheminées.

J'embrassai mon père et mes frères et pris gaiement avec Lettereo le chemin de son navire. Lorsque nous fûmes à bord, le Patron rassembla son équipage, composé de vingt hommes dont les figures répondaient assez bien à la sienne. Il me présenta à ces messieurs et leur tint ce discours :

– Anime managie quista criadura e lu filiu de Zotu, se uno de vui a outri li mette la mano sopra io li mangio l'anima.

Cette recommandation eut tout l'effet qu'elle devait avoir. On voulut même que je mangeasse à la gamelle commune, mais, comme je vis deux mousses de mon âge qui servaient les matelots et mangeaient leurs restes, je fis comme eux. On me laissa faire et l'on m'en aima davantage. Mais, lorsque l'on vit ensuite comme je montais l'antenne, chacun s'empressa à me combler de témoignages d'estime. L'antenne tient lieu de la vergue dans les voiles latines, mais il est beaucoup moins dangereux de se tenir sur les vergues, car elles sont toujours dans une position horizontale.

Nous mîmes à la voile et arrivâmes le troisième jour au détroit de Saint-Boniface, qui sépare la Sardaigne d'avec la Corse. Nous y trouvâmes plus de soixante barques, occupées de la pêche du corail.

Nous nous mîmes aussi à pêcher, ou plutôt nous en faisions le semblant. Mais moi, en mon particulier, j'en tirai beaucoup d'instruction, car, en quatre jours, je nageais et plongeais comme le plus hardi de mes camarades.

Au bout de huit jours, notre petite flottille fut dispersée par une grégalade – c'est le nom que, dans la Méditerranée, l'on donne à un coup de vent de nord-est. Chacun se sauva comme il put. Pour nous, nous arrivâmes à un ancrage connu sous le nom de la rade de Saint-Pierre. C'est une plage déserte, sur la côte de Sardaigne. Nous y trouvâmes une polacre vénitienne, qui semblait avoir beaucoup souffert de la tempête. Notre patron forma aussitôt des projets sur ce navire et jeta l'ancre tout proche de lui. Puis il mit une partie de son équipage à fond de cale, afin de paraître avoir peu de monde. Ce qui était presque une précaution superflue, car les bâtiments latins en ont toujours plus que les autres.

Lettereo, ne cessant d'observer l'équipage vénitien, vit qu'il n'était composé que du capitaine, du contremaître, de six matelots et d'un mousse. Il observa de plus que la voile de hune était déchirée et qu'on la descendait pour la raccommoder, car les navires marchands n'ont pas de voiles de rechange. Muni de ces observations, il mit huit fusils et autant de sabres dans la chaloupe, couvrit le tout d'une toile goudronnée et se résolut à attendre le moment favorable.

Lorsque le temps se fut remis au beau, les matelots ne manquèrent pas de monter sur le hunier pour déferler la voile, mais, comme ils ne s'y prenaient pas bien, le contremaître monta aussi et fut suivi du capitaine. Alors Lettereo fit mettre la chaloupe à la mer, s'y glissa avec sept matelots et aborda par l'arrière de la polacre. Le capitaine, qui était sur la vergue, leur cria :

– A larga ladron, a larga !

Mais Lettereo le coucha en joue, avec menace de tuer le premier qui voudrait descendre. Le capitaine, qui paraissait un homme déterminé, se jeta dans les haubans pour descendre. Lettereo le tira au vol. Il tomba dans la mer et on ne le revit plus. Les matelots demandèrent grâce. Lettereo laissa quatre hommes pour les tenir en arrêt, et, avec les trois autres, il se mit à parcourir l'intérieur du vaisseau. Dans la chambre du capitaine, il trouva un baril, de ceux où l'on met les olives, mais, comme il était un peu pesant et cerclé avec soin, il jugea qu'il y trouverait peut-être d'autres objets, il l'ouvrit et fut agréablement surpris d'y trouver plusieurs sacs d'or. Il n'en demanda pas davantage et sonna la retraite. Le détachement revint à bord, et nous mîmes à la voile. Comme nous rangions l'arrière du vénitien, nous lui criâmes encore, par raillerie :

– Viva San Marco !

Cinq jours après, nous arrivâmes à Livourne.

Aussitôt, le Patron se rendit chez le consul de Naples, avec deux de ses gens, et y fit sa déclaration : « Comme quoi son équipage avait pris querelle avec celui d'une polacre vénitienne, et comme quoi le capitaine vénitien avait malheureusement été poussé par un matelot et était tombé dans la mer. » Une partie du baril d'olives fut employée à donner à ce récit l'air de la plus grande vraisemblance.

Lettereo, qui avait un goût décidé pour la piraterie, aurait sans doute tenté d'autres entreprises de ce genre, mais on lui proposa, à Livourne, un nouveau commerce auquel il donna la préférence. Un Juif, appelé Nathan Levi, ayant observé que le pape et le roi de Naples gagnaient beaucoup sur leurs monnaies de cuivre, voulut aussi prendre part à ce gain. C'est pourquoi il fit fabriquer des monnaies pareilles dans une ville d'Angleterre appelée Birmingham. Lorsqu'il en eut une certaine quantité, il établit un de ses commis à la Flariola, hameau de pêcheurs situé sur la frontière des deux États, et Lettereo se chargea du soin d'y transporter et débarquer la marchandise.

Le profit fut considérable et, pendant plus d'un an, nous ne fîmes qu'aller et venir, toujours chargés de nos monnaies romaines et napolitaines. Peut-être même eussions-nous pu continuer longtemps nos voyages, mais Lettereo, qui avait du génie pour les spéculations, proposa aussi au Juif de faire fabriquer des monnaies d'or et d'argent. Celui-ci suivit son conseil et établit à Livourne même une petite manufacture de sequins et de scudi. Notre profit excita la jalousie des puissances. Un jour que Lettereo était à Livourne, et prêt à mettre à la voile, on vint lui dire que le capitaine Pepo avait ordre du roi de Naples de l'enlever, mais qu'il ne pouvait se mettre en mer qu'à la fin du mois. Ce faux avis n'était qu'une ruse de Pepo, qui tenait déjà la mer depuis quatre jours. Lettereo en fut la dupe. Le vent était favorable, il crut pouvoir faire encore un voyage et mit à la voile.

Le lendemain, à la pointe du jour, nous nous trouvâmes au milieu de l'escadrille de Pepo, composée de deux galiotes et de deux scampavies. Nous étions entourés, il n'y avait nul moyen d'échapper. Lettereo avait la mort dans les yeux. Il mit toutes les voiles dehors et gouverna sur la capitane. Pepo était sur le pont et donnait des ordres pour l'abordage. Lettereo prit un fusil, le coucha en joue et lui cassa un bras.

Tout cela fut l'affaire de quelques secondes.

Bientôt après, les quatre bâtiments mirent le cap sur nous, et nous entendions de tous côtés : « Mayna Ladro, Mayna can Senzafede. » Lettereo mit à l'orse, en sorte que notre bande rasait la surface de l'eau.

Puis, s'adressant à l'équipage, il nous dit :

– Anime managie, io in galera non ci vado. Pregate per me la santissima Madonna della lettera.

Nous nous mîmes tous à genoux. Lettereo mit des boulets de canon dans sa poche. Nous crûmes qu'il voulait se jeter à la mer. Mais le malin pirate ne s'y prit pas ainsi. Il y avait un gros tonneau, plein de cuivre, amarré sur le vent. Lettereo s'arma d'une hache et coupa l'amarre. Aussitôt, le tonneau roula sur l'autre bande et, comme nous penchions déjà beaucoup, il nous fit chavirer tout à fait. D'abord, nous autres qui étions à genoux, nous tombâmes tous sur les voiles et, lorsque le navire s'engouffra, celles-ci, par leur élasticité, nous rejetèrent heureusement à plusieurs toises de l'autre côté.

Pepo nous repêcha tous, à l'exception du capitaine, d'un matelot et d'un mousse. À mesure que l'on nous tirait de l'eau, l'on nous garrottait et l'on nous jetait dans le gavon de la capitane. Quatre jours après, nous abordâmes à Messine. Pepo fit avertir la justice [qu'il avait]17 à lui remettre des sujets dignes de son attention.

Notre débarquement ne manqua pas d'une certaine pompe. C'était précisément l'heure du Corso, où toute la noblesse se promène sur ce que l'on appelle la Marine.

Nous marchions gravement, précédés et suivis par des sbires.

Le Principino se trouva au nombre des spectateurs. Il me reconnut aussitôt qu'il m'eut aperçu et s'écria :

– Ecco lu piciolu banditu delli Augustini.

En même temps, il me sauta aux yeux, me saisit par les cheveux et m'égratigna le visage. Comme j'avais les mains liées derrière le dos, j'avais de la peine à me défendre.

Cependant, me rappelant un tour que j'avais vu faire à Livourne à des matelots anglais, je débarrassai ma tête et j'en donnai un grand coup dans l'estomac du Principino. Il tomba à la renverse. Puis, se levant furieux, il tira un petit couteau de sa poche et voulut m'en frapper. Je l'évitai et, lui donnant un croc-en-jambe, je le fis tomber lui-même fort rudement, et même, en tombant, il se blessa avec le couteau qu'il tenait en main. La princesse, qui arriva sur ces entrefaites, voulut encore me faire battre par ses gens.

Mais les sbires s'y opposèrent et nous conduisirent en prison.

Le procès de notre équipage ne fut pas long ; ils furent condamnés à recevoir l'estrapade et puis à passer le reste de leurs jours aux galères. Quant au mousse, qui était échappé, et à moi, nous fûmes relâchés comme n'ayant pas l'âge compétent. Dès que la liberté nous fut rendue, j'allai au couvent des Augustins.

Mais je n'y trouvai plus mon père. Le frère portier me dit qu'il était mort et que mes frères étaient mousses sur un navire espagnol. Je demandai à parler au frère prieur. Je fus introduit et contai ma petite histoire, sans oublier le coup de tête et le croc-en-jambe donnés au Principino. Sa Révérence m'écouta avec beaucoup de bonté, puis elle me dit :

– Mon enfant, votre père en mourant a laissé au couvent une somme considérable. C'était un bien mal acquis auquel vous n'avez aucun droit. Il est dans les mains de Dieu et doit être employé à l'entretien de ses serviteurs. Cependant nous avons osé en détourner quelques écus, que nous avons donnés au capitaine espagnol qui s'est chargé de vos frères. Quant à vous, on ne peut plus vous donner asile dans ce couvent, par égard pour Mme la princesse de Rocca Fiorita, notre illustre bienfaitrice. Mais, mon enfant, vous irez à la ferme que nous avons au pied de l'Etna, et vous y passerez doucement les années de votre enfance.

Après m'avoir dit ces choses, le prieur appela un frère lai et lui donna des ordres relatifs à mon sort.

Le lendemain, je partis avec le frère lai. Nous arrivâmes à la ferme, et je fus installé. De temps à autre, l'on m'envoyait à la ville pour des commissions qui avaient rapport à l'économie. Dans ces petits voyages, je fis tout mon possible pour éviter le Principino.

Cependant, une fois que j'achetais des marrons dans la rue, il vint à passer, me reconnut et me fit rudement fustiger par ses laquais. Quelque temps après, je m'introduisis chez lui à la faveur d'un déguisement et, sans doute, il m'eût été facile de l'assassiner, et je me repens tous les jours de ne l'avoir point fait. Mais alors je n'étais point encore familiarisé avec les procédés de ce genre, et je me contentai de le maltraiter. Pendant les premières années de ma jeunesse, il ne s'est point passé six mois, ni même quatre, sans que j'eusse quelque rencontre avec ce maudit Principino qui, souvent, avait sur moi l'avantage du nombre. Enfin j'atteignis quinze ans, et j'étais alors un enfant pour l'âge et la raison, mais j'étais presque un homme pour la force et le courage, ce qui ne doit point surprendre si l'on considère que l'air de la mer et ensuite celui des montagnes avaient fortifié mon tempérament.

J'avais donc quinze ans lorsque je vis pour la première fois le brave et digne Testa-Lunga, le plus honnête et vertueux bandit qu'il y ait eu en Sicile.

Demain, si vous le permettez, je vous ferai connaître cet homme, dont la mémoire vivra éternellement dans mon cœur. Pour l'instant, je suis obligé de vous quitter, le gouvernement de ma caverne exige des soins attentifs auxquels je ne puis me refuser. »

Zoto nous quitta, et chacun de nous fit sur son récit des réflexions analogues à son propre caractère. J'avouai ne pouvoir refuser une sorte d'estime à des hommes aussi courageux que ceux qu'il me dépeignait. Émina soutenait que le courage ne mérite notre estime qu'autant qu'on l'emploie à faire respecter la vertu.

Zibeddé dit qu'un petit bandit de seize ans pouvait bien inspirer de l'amour.

Nous soupâmes, et puis chacun fut se coucher. Les deux sœurs vinrent encore me surprendre. Émina me dit :

 Mon Alphonse, seriez-vous capable de nous faire un sacrifice ? Il s'agit de votre intérêt plus que du nôtre.

 Ma belle cousine, lui répondis-je, tous ces préambules ne sont point nécessaires. Dites-moi naturellement ce que vous désirez.

 Cher Alphonse, reprit Émina. Nous sommes choquées, glacées par ce joyau que vous portez au cou, et que vous appelez un morceau de la vraie croix.

 Oh ! pour ce joyau, dis-je aussitôt, ne me le demandez pas. J'ai promis à ma mère de ne le point quitter et je tiens toutes mes promesses. Ce ne serait pas à vous d'en douter.

Mes cousines ne répondirent pas, furent un peu boudeuses, se radoucirent, et la nuit se passa à peu près comme la précédente. C'est-à-dire que les ceintures ne furent point dérangées.