AVERTISSEMENT

Officier dans l'armée française, je me trouvai au siège de Saragosse. Quelques jours après la prise de la ville, m'étant avancé vers un lieu un peu écarté, j'aperçus une petite maisonnette assez bien bâtie, que je crus d'abord n'avoir encore été visitée par aucun Français.

J'eus la curiosité d'entrer. Je frappai à la porte, mais je vis qu'elle n'était pas fermée. Je la poussai et j'entrai.

J'appelai, je cherchai, ne trouvai personne. Il me parut qu'on avait déjà enlevé tout ce qui avait quelque valeur; il ne restait sur les tables et dans les meubles que des objets de peu d'importance. Seulement, j'aperçus par terre, dans un un coin, plusieurs cahiers de papier écrits. Je jetai les yeux sur ce qu'ils contenaient. C'était un manuscrit espagnol; je ne connaissais que fort peu cette langue, mais, cependant, j'en savais assez pour comprendre que ce livre pouvait être amusant : on y parlait de brigands, de revenants, de cabalistes, et rien n'était plus propre à me distraire des fatigues de la campagne que la lecture d'un roman bizarre. Persuadé que ce livre ne reviendrait plus à son légitime propriétaire, je n'hésitai point à m'en emparer.

 Dans la suite, nous fûmes obligés de quitter Saragosse. M'étant trouvé par malheur éloigné du corps principal de l'armée, je fus pris avec mon détachement par les ennemis; je crus que c'en était fait de moi. Arrivés à l'endroit où ils nous conduisaient, les Espagnols commencèrent à nous dépouiller de nos effets. Je ne demandai à conserver qu'un seul objet qui ne pouvait leur être utile, c'était le livre que j'avais trouvé. Ils firent d'abord quelque difficulté. Enfin ils demandèrent l'avis du capitaine qui, ayant jeté les yeux sur le livre, vint à moi et me remercia d'avoir conservé intact un ouvrage auquel il attachait un grand prix comme contenant l'histoire de l'un de ses aïeux. Je lui contai comment il m'était tombé dans les mains; il m'emmena avec lui, et pendant le séjour un peu long que je fis dans sa maison, où je fus bien traité, je le priai de me traduire cet ouvrage en français. Je l'écrivis sous sa dictée.

PREMIÈRE JOURNÉE

HISTOIRE D'ALPHONSE VAN WORDEN

Le comte d'Olavidez n'avait pas encore établi des colonies étrangères dans la Sierra Morena; cette chaîne sourcilleuse qui sépare l'Andalousie d'avec la Manche, n'était alors habitée que par des contrebandiers, des bandits et quelques Bohémiens, qui passaient pour manger les voyageurs qu'ils avaient assassinés, et de là le proverbe espagnol: Las Gitanas de Sierra Morena quieren carne de hombres.      Ce n'est pas tout. Le voyageur qui se hasardait dans cette sauvage contrée s'y trouvait, disait-on, assailli par mille terreurs capables de glacer les plus hardis courages.      Il entendait des voix lamentables se mêler au bruit des torrents et aux sifflements de la tempête, des lueurs trompeuses l'égaraient, et des mains invisibles le poussaient vers des abîmes sans fond.

A la vérité, quelques ventas ou auberges isolées se trouvaient éparses sur cette route désastreuse, mais des revenants, plus diables que les cabaretiers eux-mêmes, avaient forcé ceux-ci à leur céder la place et à se retirer en des pays où leur repos ne fût plus troublé que par les reproches de leur conscience, sortes de fantômes avec qui les aubergistes ont des accommodements; celui de l'hôtellerie d'Anduhhar attestait saint Jacques de Compostelle de la vérité de ces récits merveilleux. Enfin il ajoutait que les archers de la Sainte-Hermandad avaient refusé de se charger d'aucune expédition pour la Sierra Morena, et que les voyageurs prenaient la route de Jaen ou celle de l'Estramadoure.     

Je lui répondis que ce choix pouvait convenir à des voyageurs ordinaires, mais que, le roi Don Philippe Quinto ayant eu la grâce de m'honorer d'une commission de capitaine aux Gardes wallonnes, les lois sacrées de l'honneur me prescrivaient de me rendre à Madrid par le chemin le plus court, sans demander s'il était le plus dangereux.

— Mon jeune seigneur, reprit l'hôte, votre merced me permettra de lui [faire] observer que, si le roi l'a honoré d'une compagnie aux gardes avant que l'âge eût honoré du plus léger duvet le menton de votre merced, il serait expédient de faire des preuves de prudence; or je dis que lorsque les démons s'emparent d'un pays…

Il en eût dit davantage, mais je piquai des deux et ne m'arrêtai que lorsque je me crus hors de la portée de ses remontrances: alors je me retournai et je le vis qui gesticulait encore et me montrait de loin la route de l'Estramadoure. Mon valet Lopez et Moschito mon zagal me regardaient d'un air piteux qui voulait dire à peu près la même chose. Je fis semblant de ne les point comprendre et m'enfonçai dans les bruyères, où depuis l'on a bâti la colonie appelée la Carlota.  

À la place même où est aujourd'hui la maison de poste, il y avait alors un abri, fort connu des muletiers, qui l'appelaient « Los Alcornoques » – ou les chênes verts, parce que deux beaux arbres de cette espèce y ombrageaient une source abondante que recevait un abreuvoir de marbre. C'était la seule eau et le seul ombrage que l'on trouvât depuis Anduhhar jusqu'à l'auberge dite Venta Quemada. Cette auberge était bâtie au milieu d'un désert, mais grande et spacieuse. C'était proprement un ancien château des Mores que le marquis de Penna-Quemada avait fait réparer, et de là lui venait le nom de Venta Quemada. Le marquis l'avait affermée à un bourgeois de Murcie, qui y avait établi une hôtellerie, la plus considérable qu'il y eût sur cette route. Les voyageurs partaient donc le matin d'Anduhhar, dînaient à Los Alcornoques des provisions qu'ils avaient apportées, et puis ils couchaient à la Venta Quemada; souvent même ils y passaient la journée du lendemain, pour s'y préparer au passage des montagnes et faire de nouvelles provisions; tel était aussi le plan de mon voyage.

Mais comme nous approchions déjà des chênes verts, et que je parlais à Lopez du petit repas que nous comptions y faire, je m'aperçus que Moschito n'était point avec nous, non plus que la mule chargée de nos provisions. Lopez me dit que ce garçon était resté quelque cent pas en arrière, pour refaire quelque chose au bât de sa monture. Nous l'attendîmes, puis nous fîmes quelques pas en avant, puis nous nous arrêtâmes pour l'attendre encore, nous l'appelâmes, nous retournâmes sur nos pas pour le chercher; le tout en vain.

Moschito avait disparu et emportait avec lui nos plus chères espérances, c'est-à-dire tout notre dîner. J'étais le seul à jeun, car Lopez n'avait cessé de ronger un fromage du Toboso, dont il s'était muni, mais il n'en était pas plus gai et marmottait entre ses dents « que l'aubergiste d'Anduhhar l'avait bien dit, et que les démons avaient sûrement emporté l'infortuné Moschito ».

Lorsque nous fûmes arrivés à Los Alcornoques, je trouvai sur l'abreuvoir un panier rempli de feuilles de vignes »; mettez à votre cou cette tresse tissue de mes cheveux et de ceux de ma sœur, et le talisman qui y est attaché préserve aussi de l'inconstance, du moins si quelque chose peut en préserver les amants il paraissait avoir été plein de fruits et oublié par quelque voyageur. J'y fouillai avec curiosité et j'eus le plaisir d'y découvrir quatre belles figues et une orange. J'offris deux figues à Lopez, mais il les refusa, disant qu'il pouvait attendre jusqu'au soir; je mangeai donc la totalité des fruits, après quoi je voulus me désaltérer à la source voisine. Lopez m'en empêcha, alléguant que l'eau me ferait du mal après les fruits, et qu'il avait à m'offrir un reste de vin d'Alicante. J'acceptai son offre, mais à peine le vin fut-il dans mon estomac que je me sentis le cœur fort oppressé. Je vis la terre et le ciel tourner sur ma tête, et je me serais sûrement évanoui si Lopez ne se fût empressé à me secourir; il me fit revenir de ma défaillance et me dit qu'elle ne devait point m'effrayer, n'étant qu'un effet de la fatigue et de l'inanition. Effectivement, non seulement je me trouvais rétabli, mais même dans un état de force et d'agitation qui avait quelque chose d'extraordinaire. La campagne me semblait émaillée des couleurs les plus vives; les objets scintillaient à mes yeux comme les astres dans les nuits d'été, et je sentais battre mes artères, surtout aux tempes et à la gorge.

Lopez, voyant que mon incommodité n'avait point eu de suites, ne put s'empêcher de recommencer ses doléances:

— Hélas! dit-il, pourquoi ne m'en suis-je pas rapporté à Fra Heronimo della Trinidad, moine, prédicateur, confesseur et l'oracle de notre famille. Il est beau-frère du beau-fils de la belle-sœur du beau-père de ma belle-mère, et, se trouvant ainsi le plus proche parent que nous ayons, rien ne se fait dans notre maison que par ses avis. Je n'ai pas voulu les suivre et j'en suis justement puni. Il m'avait bien dit que les officiers aux Gardes wallonnes étaient un peuple hérétique, ce que l'on reconnaît aisément à leurs cheveux blonds, à leurs yeux bleus et à leurs joues rouges, au lieu que les vieux chrétiens sont de la couleur de Notre-Dame d'Atocha, peinte par saint Luc.

J'arrêtai ce torrent d'impertinences, en ordonnant à Lopez de me donner mon fusil à deux coups et de rester auprès des chevaux, tandis que j'irais sur quelque rocher » des environs pour tâcher de découvrir Moschito, ou du moins sa trace. J'allai en poste jusqu'à Flessingue, où je trouvai un vaisseau qui me porta à Cadix. Don Henri de Sa me reçut comme si j'eusse été son propre fils; il s'occupa de mon équipage et me recommanda deux domestiques dont l'un s'appelait Lopez et l'autre Moschito À cette proposition, Lopez fondit en larmes et, se jetant à mes genoux, il me conjura, au nom de tous les saints, de ne pas le laisser seul en un lieu si plein de danger. Je m'offris à garder les chevaux, tandis qu'il irait à la découverte, mais ce parti lui parut encore bien plus effrayant. Cependant, je lui dis tant de bonnes raisons pour aller chercher Moschito qu'il me laissa partir. Puis il tira un rosaire de sa poche et se mit en prière auprès de l'abreuvoir.

Les sommets que je voulais gravir étaient plus éloignés qu'ils ne me l'avaient paru; je fus près d'une heure à les atteindre et, lorsque j'y fus, je ne vis rien que la plaine déserte et sauvage: nulle trace d'hommes, d'animaux ou d'habitations, nulle route que le grand chemin que j'avais suivi, et personne n'y passait – partout le plus grand silence. Je l'interrompis par mes cris, que les échos répétèrent au loin. Enfin je repris le chemin de l'abreuvoir, j'y trouvai mon cheval attaché à un arbre, mais Lopez avait disparu.

J'avais deux partis à prendre: celui de retourner à Anduhhar et celui de continuer mon voyage. Le premier parti ne me vint seulement pas à l'esprit. Je m'élançai sur mon cheval et, le mettant tout de suite au plus grand trot, j'arrivai au bout de deux heures sur les bords du Guadalquivir, qui n'est point là ce fleuve tranquille et superbe dont le cours majestueux embrasse les murs de Séville. Le Guadalquivir, au sortir des montagnes, est un torrent sans rives ni fond, et toujours mugissant contre les rochers qui contiennent ses efforts.

La vallée de Los Hermanos commence à l'endroit où le Guadalquivir se répand dans la plaine; elle était ainsi appelée parce que trois frères, moins unis encore par les liens du sang que par leur goût pour le brigandage, en avaient fait longtemps le théâtre de leurs exploits.

Des trois frères, deux avaient été pris, et leurs corps se voyaient attachés à une potence à l'entrée de la vallée, mais l'aîné, appelé Zoto, s'était échappé des prisons de Cordoue, et l'on disait qu'il s'était retiré dans la chaîne des Alpuharras.

On racontait des choses bien étranges des deux frères qui avaient été pendus; on n'en parlait pas comme de revenants, mais on prétendait que leurs corps, animés par je ne sais quels démons, se détachaient la nuit et quittaient le gibet pour aller désoler les vivants. Ce fait passait pour si certain qu'un théologien de Salamanque avait fait une dissertation dans laquelle il prouvait que les deux pendus étaient des espèces de vampires et que l'un n'était pas plus incroyable que l'autre, ce que les plus incrédules lui accordaient sans peine. Il courait aussi un certain bruit, que ces deux hommes étaient innocents, et qu'ayant été injustement condamnés ils s'en vengeaient, avec la permission du ciel, sur les voyageurs et autres passants. Comme j'avais beaucoup entendu parler de tout cela à Cordoue, j'eus la curiosité de m'approcher de la potence. Le spectacle en était d'autant plus dégoûtant que les hideux cadavres, agités par le vent, faisaient des balancements extraordinaires, tandis que d'affreux vautours les tiraillaient pour arracher des lambeaux de leur chair; j'en détournai la vue avec horreur et m'enfonçai dans le chemin des montagnes.

Il faut convenir que la vallée de Los Hermanos semblait très propre à favoriser les entreprises des bandits et leur servir de retraite. L'on y était arrêté tantôt par des roches détachées du haut des monts, tantôt par des arbres renversés par l'orage. En bien des endroits, le chemin traversait le lit du torrent ou passait devant des cavernes profondes, dont l'aspect malencontreux inspirait la défiance.

Au sortir de cette vallée, j'entrai dans une autre et je découvris la venta qui devait être mon gîte, mais, du plus loin que je l'aperçus, je n'en augurai rien de bon.

Car je distinguai qu'il ne s'y trouvait ni fenêtres, ni volets; les cheminées ne fumaient point; je ne voyais point de mouvement dans les environs et je n'entendais pas les chiens avertir de mon arrivée. J'en conclus que ce cabaret était un de ceux que l'on avait abandonnés, comme me l'avait dit l'aubergiste d'Anduhhar.

Plus j'approchais de la venta, et plus le silence me semblait profond. Enfin j'arrivai et je vis un tronc à mettre des aumônes, accompagné d'une inscription ainsi conçue: « Messeigneurs les voyageurs, ayez la charité de prier pour l'âme de Gonzalez de Murcie, ci-devant cabaretier de la Venta Quemada. Sur toute chose, passez votre chemin et ne restez pas ici la nuit, sous quelque prétexte que ce soit. »

Je me décidai aussitôt à braver les dangers dont l'inscription me menaçait. Ce n'était pas que je fusse convaincu qu'il n'y a point de revenants; mais on verra plus loin que toute mon éducation avait été dirigée du côté de l'honneur, et je le faisais consister à ne donner jamais aucune marque de crainte.» Il n'avait jamais eu la torture; mais n'avait-il pas souffert entre les mains des chirurgiens mille opérations douloureuses? Je savais qu'il les avait souffertes sans proférer une seule plainte

Comme le soleil ne faisait que de se coucher, je voulus profiter d'un reste de clarté et parcourir tous les recoins de cette demeure, moins pour me rassurer contre les puissances infernales qui en avaient pris possession que pour chercher quelque nourriture, car le peu que j'avais mangé à Los Alcornoques avait pu suspendre, mais non pas satisfaire le besoin impérieux que j'en ressentais. Je traversai beaucoup de chambres et de salles. La plupart étaient revêtues en mosaïque jusqu'à la hauteur d'un homme, et les plafonds étaient en cette belle menuiserie où les Maures mettaient leur magnificence. Je visitai les cuisines, les greniers et les caves; celle-ci étaient creusées dans le rocher, quelques-unes communiquaient avec des routes souterraines qui paraissaient pénétrer fort avant dans la montagne; mais je ne trouvai à manger nulle part. Enfin, comme le jour finissait tout à fait, j'allai prendre mon cheval que j'avais attaché dans la cour, je le menai dans une écurie où j'avais vu un peu de foin, et j'allai m'établir dans une chambre où il y avait un grabat, le seul que l'on eût laissé dans toute l'auberge. J'aurais bien voulu avoir une lumière, mais la faim qui me tourmentait avait cela de bon, c'est qu'elle m'empêchait de dormir.

Cependant, plus la nuit devenait noire, et plus mes réflexions étaient sombres. Tantôt je songeais à la disparition de mes deux domestiques, et tantôt aux moyens de pourvoir à ma nourriture. Je pensais que des voleurs, sortant à l'improviste de quelque buisson ou de quelque trappe souterraine, avaient attaqué successivement Lopez et Moschito, lorsqu'ils se trouvaient seuls, et que je n'avais été épargné que parce que ma tenue militaire ne promettait pas une victoire aussi facile. Mon appétit m'occupait plus que tout le reste; mais j'avais vu des chèvres sur la montagne; elles devaient être gardées par un chevrier, et cet homme devait sans doute avoir une petite provision de pain pour le manger avec son lait. De plus, je comptais un peu sur mon fusil.

Mais de retourner sur mes pas, et de m'exposer aux railleries de l'hôte d'Anduhhar, c'est là ce que j'étais bien décidé à ne point faire. Je l'étais au contraire bien fermement à continuer ma route. Toutes ces sortes de réflexions étant épuisées, je ne pouvais m'empêcher de repasser dans mon esprit la fameuse histoire des faux-monnayeurs et quelques autres du même genre dont on avait bercé mon enfance. Je songeais aussi à l'inscription mise sur le tronc des aumônes. Je ne croyais pas que le diable eût tordu le cou à l'hôte, mais je ne comprenais rien à sa fin tragique. Les heures se passaient ainsi dans un silence profond, lorsque le son inattendu d'une cloche me fit tressaillir de surprise. Elle sonna douze coups et, comme l'on sait, les revenants n'ont de pouvoir que depuis minuit jusqu'au premier chant du coq. Je dis que je fus surpris, et j'avais raison de l'être, car la cloche n'avait point sonné les autres heures; enfin, son tintement me semblait avoir quelque chose de lugubre. Un instant après, la porte de la chambre s'ouvrit, et je vis entrer une figure toute noire, mais non pas effrayante, car c'était une belle négresse demi-nue, et tenant un flambeau dans chaque main.

La négresse vint à moi, me fit une profonde révérence, et me dit, en très bon espagnol:

— Seigneur cavalier, des dames étrangères qui passent la nuit dans cette hôtellerie vous prient de vouloir bien partager leur souper. Ayez la bonté de me suivre.

Je suivis la négresse de corridor en corridor, enfin dans une salle bien éclairée au milieu de laquelle était une table garnie de trois couverts et couverte de vases du Japon et de carafes de cristal de roche. Au fond de la salle était un lit magnifique. Beaucoup de négresses, semblaient empressées à servir, mais elles se rangèrent avec respect, et je vis entrer deux dames dont le teint de lis et de roses » deux Nephelims portaient un trépied, d’un métal aussi supérieur à l’or que celui-ci est plus précieux que le plomb. On plaça mes deux mains dans celles des filles de Salomon, et l’on mit à mon cou une tresse tissue de leurs cheveux contrastait parfaitement avec l'ébène de leurs soubrettes. Les deux dames se tenaient par la main; elles étaient mises dans un goût bizarre, ou du moins il me parut tel, mais la vérité est qu'il est en usage dans plusieurs villes sur la côte de Barbarie, ainsi que je l'ai vu depuis, lorsque j'y ai voyagé. Voici donc quel était ce costume: il ne consistait, proprement, qu'en une chemise et un corset. La chemise était de toile jusqu'au-dessous de la ceinture, mais plus bas c'était une gaze de Méquinez, sorte d'étoffe qui serait tout à fait transparente si de larges rubans de soie, mêlés à son tissu, ne le rendaient plus propre à voiler des charmes qui gagnent à être devinés. Le corset richement brodé en perles et garni d'agrafes de diamants, couvrait le sein assez exactement; il n'avait point de manches, celles de la chemise, aussi de gaze, étaient retroussées et nouées derrière le col. Leurs bras nus étaient ornés de bracelets, tant aux poignets qu'au-dessus du coude. Les pieds de ces dames qui, si elles eussent été des diablesses, auraient été fourchus ou garnis de griffes, n'étaient rien de tout cela, mais ils étaient à cru dans une petite mule brodée, et le bas de la jambe était orné d'un anneau de gros brillants.

Les deux inconnues s'avancèrent vers moi d'un air aisé et affable. C'étaient deux beautés parfaites, l'une grande, svelte, éblouissante, l'autre touchante et timide.

La majestueuse avait la taille admirable, et les traits de même. La cadette avait la taille ronde, les lèvres un peu avancées, les paupières à demi fermées, et le peu de prunelles qu'elles laissaient voir était caché par des cils d'une longueur extraordinaire. L'aînée m'adressa la parole en castillan et me dit:
— Seigneur cavalier, nous vous remercions de la bonté que vous avez eue d'accepter cette petite collation, je crois que vous devez en avoir besoin.

Elle dit ces derniers mots d'un air si malicieux que je la soupçonnai presque d'avoir fait enlever la mule chargée de nos provisions, mais elle les remplaçait si bien qu'il n'y avait pas moyen de lui en vouloir. Nous nous mîmes à table, et la même dame, avançant vers moi un vase de Japon, me dit:
   — Seigneur cavalier, vous trouverez ici une olla-podrida, composée de toutes sortes de viandes, une seule exceptée, car nous sommes fidèles, je veux dire musulmanes.
— Belle inconnue, lui répondis-je, il me semble que vous aviez bien dit. Sans doute vous êtes fidèles, c'est la religion de l'amour. Mais daignez satisfaire ma curiosité avant mon appétit, dites-moi qui vous êtes.
  — Mangez toujours, Seigneur cavalier, reprit la belle Maure, ce n'est pas avec vous que nous garderons l'incognito. Je m'appelle Emma et ma sœur Zibeddé. Nous sommes établies à Tunis, mais notre famille est originaire de Grenade, et quelques-uns de nos parents sont restés en Espagne, où ils professent en secret la loi de leurs pères. Il y a huit jours que nous avons quitté Tunis, nous avons débarqué près de Malaga sur une plage déserte, puis nous avons passé dans les montagnes entre Sohha et Antequerra, puis nous sommes venues dans ce lieu solitaire pour y changer de costume et prendre tous les arrangements nécessaires à notre sûreté. Seigneur cavalier, vous voyez donc que notre voyage est un secret important que nous avons confié à votre loyauté.

J'assurai les belles qu'elles n'avaient aucune indiscrétion à redouter de ma part, et puis je me mis à manger, un peu goulûment à la vérité, mais pourtant avec de certaines grâces contraintes qu'un jeune homme a volontiers lorsqu'il se trouve seul de son sexe dans une société de femmes.

Lorsqu'on se fut aperçu que ma première faim était apaisée et que je m'en prenais à ce qu'on appelle en Espagne las dolces, la belle Émina ordonna aux négresses de me faire voir comment on dansait dans leur pays. Il parut que nul ordre ne pouvait leur être plus agréable. Elles obéirent avec une vivacité qui tenait de la licence. Je crois même qu'il eût été difficile de mettre fin à leur danse, mais je demandai à leurs maîtresses si elles dansaient quelquefois. Pour toute réponse, elles se levèrent et demandèrent des castagnettes. Leurs pas tenaient du boléro de Murcie et de la foffa que l'on danse dans les Algarves; ceux qui ont été dans ces provinces pourront s'en faire une idée. Mais, pourtant, ils ne comprendront jamais tout le charme qu'y ajoutaient les grâces naturelles des deux Africaines, relevées par les draperies diaphanes dont elles étaient revêtues.

Je les contemplai quelque temps avec une sorte de sang-froid, enfin leurs mouvements pressés par une cadence plus vive, le bruit étourdissant de la musique mauresque, mes esprits soulevés par une nourriture soudaine, en moi, hors de moi, tout se réunissait pour troubler ma raison. Je ne savais plus si j'étais avec des femmes ou bien avec d'insidieux succubes. Je n'osais voir – je ne voulais pas regarder. Je mis ma main sur mes yeux et je me sentis défaillir.

Les deux sœurs se rapprochèrent de moi, chacune d'elles prit une de mes mains. Émina demanda si je me trouvais mal. Je la rassurai. Zibeddé me demanda ce que c'était qu'un médaillon qu'elle voyait dans mon sein et si c'était le portrait d'une maîtresse.
— C'est, lui répondis-je, un joyau que ma mère m'a donné et que j'ai promis de porter toujours; il contient un morceau de la vraie croix. A ces mots, je vis Zibeddé reculer et pâlir.
— Vous vous troublez, lui dis-je, cependant la croix ne peut épouvanter que l'esprit des ténèbres. Émina répondit pour sa sœur:
  — Seigneur cavalier, me dit-elle, vous savez que nous sommes musulmanes, et vous ne devez pas être surpris du chagrin que ma sœur vous a fait voir. Je le partage. Nous sommes bien fâchées de voir un chrétien en vous qui êtes notre plus proche parent. Ce discours vous étonne, mais votre mère n'était-elle pas une Gomélez ? Nous sommes de la même famille, qui n'est qu'une branche de celle des Abencerages; mais mettons-nous sur ce sopha et je vous en apprendrai davantage.

Les négresses se retirèrent. Émina me plaça dans le coin du sopha et se mit à côté de moi, les jambes croisées sous elle. Zibeddé s'assit de l'autre côté, s'appuya sur mon coussin, et nous étions si près les uns des autres que leur haleine se confondait avec la mienne. Émina parut rêver un instant, puis, me regardant avec l'air du plus vif intérêt, elle prit ma main et me dit:
     — Cher Alphonse, il est inutile de vous le cacher, ce n'est pas le hasard qui nous amène ici. Nous vous y attendions; si la crainte vous eût fait prendre une autre route, vous perdiez à jamais notre estime.
     — Vous me flattez, Émina, lui répondis-je, et je ne vois pas quel intérêt vous pouvez prendre à ma valeur?

     — Nous prenons beaucoup d'intérêt à vous, reprit la belle Maure, mais peut-être en serez-vous moins flatté lorsque vous saurez que vous êtes à peu près le premier homme que nous ayons vu. Ce que je dis vous étonne, et vous semblez en douter. Je vous avais promis l'histoire de nos ancêtres, mais peut-être vaudra-t-il mieux que je commence par la nôtre

HISTOIRE D'EMINA ET DE SA SŒUR ZIBEDDE

— Nous sommes filles de Gasir Gomélez, oncle maternel du dey de Tunis actuellement régnant, nous n'avons jamais eu de frère, nous n'avons point connu notre père, si bien que, renfermées dans les murs du sérail, nous n'avions aucune idée de votre sexe. Cependant, comme nous étions nées toutes les deux avec un extrême penchant pour la tendresse, nous nous sommes aimées l'une l'autre avec beaucoup de passion. Cet attachement avait commencé dès notre première enfance. Nous pleurions dès que l'on voulait nous séparer, même pour des instants. Si l'on grondait l'une, l'autre fondait en larmes. Nous passions les journées à jouer à la même table, et nous couchions dans le même lit.

» Ce sentiment si vif semblait croître avec nous, et il prit de nouvelles forces par une circonstance que je vais raconter. J'avais alors seize ans, et ma sœur quatorze.

Depuis longtemps, nous avions remarqué des livres que ma mère rious cachait avec soin. D'abord, nous y avions fait peu d'attention, étant déjà fort ennuyées des livres où l'on nous apprenait à lire; mais la curiosité nous était venue avec l'âge. Nous saisîmes l'instant où l'armoire défendue se trouvait ouverte, et nous enlevâmes à la hâte un petit volume, qui se trouva être : Les amours de Medgenoun et de Leïllé, traduit du persan par Ben-Omri. Ce divin ouvrage, qui peint en traits de flammes tous les délices de l'amour, alluma nos jeunes têtes.

Nous ne pouvions le bien comprendre, parce que nous n'avions point vu d'êtres de votre sexe, mais nous répétions ses expressions. Nous parlions le langage des amants; enfin, nous voulûmes nous aimer à leur manière.

Je pris le rôle de Medgenoun, ma sœur celui de Leïllé.

D'abord, je lui déclarai ma passion par l'arrangement de quelques fleurs, sorte de chiffre mystérieux fort en usage dans toute l'Asie. Puis je fis parler mes regards, je me prosternai devant elle, je baisai la trace de ses pas, je conjurai les zéphirs de lui porter mes tendres plaintes, et du feu de mes soupirs je croyais embraser leur haleine.

» Zibeddé, fidèle aux leçons de son auteur, m'accorda un rendez-vous. Je me jetai à ses genoux, je baisai ses mains, je baignai ses pieds de mes larmes; ma maîtresse faisait d'abord une douce résistance, puis me permettait de lui dérober quelques faveurs; enfin, elle finissait par s'abandonner à mon ardeur impatiente. En vérité, nos âmes semblaient se confondre, et même j'ignore encore ce qui pourrait nous rendre plus heureuses que nous ne l'étions alors.

» Je ne sais plus combien de temps nous nous amusâmes de ces scènes passionnées, mais enfin nous leur fîmes succéder des sentiments plus tranquilles. Nous prîmes du goût pour l'étude des plantes, que nous étudiions dans les écrits du célèbre Averroès.

» Ma mère, qui croyait qu'on ne pouvait trop s'armer contre l'ennui des sérails, vit avec plaisir que nous aimions à nous occuper. Elle fit venir de La Mecque une sainte personne que l'on appelait Hazéréta, ou la sainte par excellence. Hazéréta nous enseigna la loi du prophète; ses leçons étaient conçues dans ce langage si pur et si harmonieux que l'on parle dans la tribu des Koréïsch. Nous ne pouvions nous lasser de l'entendre, et nous savions par cœur presque tout le Coran. Ensuite ma mère nous instruisit elle-même de l'histoire de notre maison et mit entre nos mains un grand nombre de mémoires, dont les uns étaient en arabe, d'autres en espagnol. Ah ! cher Alphonse, combien votre loi nous y parut odieuse; combien nous haïssions vos prêtres persécuteurs ! Mais que d'intérêt nous prenions au contraire à tant d'illustres infortunés, dont le sang coulait dans nos veines.

» Tantôt nous nous enflammions pour Saïd Gomélez, qui souffrit le martyre dans les prisons de l'Inquisition, tantôt pour son neveu Léïss, qui mena longtemps dans les montagnes une vie sauvage et peu différente de celle des animaux féroces. De pareils caractères nous firent aimer les hommes; nous eussions voulu en voir, et souvent nous montions sur notre terrasse pour apercevoir de loin les gens qui s'embarquaient sur le lac de la golette, ou ceux qui allaient aux bains de Hamam-Nef. Si nous n'avions pas tout à fait oublié les leçons de l'amoureux Medgenoun, au moins nous ne les répétions plus ensemble. Il me parut même que ma tendresse pour ma sœur n'avait plus le caractère d'une passion, mais un nouvel incident me prouva le contraire.

» Un jour, ma mère nous amena une princesse du Tafilet, femme d'un certain âge; nous la reçûmes de notre mieux. Lorsqu'elle fut partie, ma mère me dit qu'elle m'avait demandée en mariage pour son fils, et que ma sœur épouserait un Gomélez. Cette nouvelle fut pour nous un coup de foudre; d'abord, nous en fûmes saisies au point de perdre l'usage de la parole. Ensuite, le malheur de vivre l'une sans l'autre se peignit à nos yeux avec tant de force que nous nous abandonnâmes au plus affreux désespoir. Nous arrachâmes nos cheveux, nous remplîmes le sérail de nos cris. Enfin, les démonstrations de notre douleur allèrent jusqu'à l'extravagance. Ma mère, effrayée, promit de ne point forcer nos inclinations; elle nous assura qu'il nous serait permis de rester filles, ou d'épouser le même homme. Ces assurances nous calmèrent un peu.

» Quelque temps après, ma mère vint nous dire qu'elle avait parlé au chef de notre famille, et qu'il avait permis que nous eussions le même mari, à condition que ce serait un homme du sang des Gomélez.

» Nous ne répondîmes point d'abord, mais cette idée d'avoir un mari à nous deux nous riait tous les jours davantage. Nous n'avions jamais vu d'homme, ni jeune ni vieux, que de très loin, mais comme les jeunes femmes nous paraissaient plus agréables que les vieilles, nous voulions que notre époux fût jeune. Nous espérions aussi qu'il nous expliquerait quelques passages du livre de Ben-Omri, dont nous n'avions pas bien saisi le sens. »

Ici Zibeddé interrompit sa sœur et, me serrant dans ses bras, elle me dit :

— Cher Alphonse, que n'êtes-vous musulman ! Quel serait mon bonheur de vous voir dans les bras d'Émina, d'ajouter à vos délices, de m'unir à vos étreintes, car, enfin, cher Alphonse, dans notre maison comme dans celle du prophète, les fils d'une fille ont les mêmes droits que la branche masculine. Il ne tiendrait peut-être qu'à vous d'être le chef de notre maison, qui est prête à s'éteindre. Il ne faudrait, pour cela, qu'ouvrir les yeux aux saintes vérités de notre loi.

Ceci me parut ressembler si fort à une insinuation de Satan que je croyais déjà voir des cornes sur le joli front de Zibeddé. Je balbutiai quelques mots de religion. Les deux sœurs se reculèrent un peu. Émina prit une contenance plus sérieuse et continua en ces termes :

— Seigneur Alphonse, je vous ai trop parlé de ma sœur et de moi. Ce n'était pas mon intention, je ne m'étais mise ici que pour vous instruire de l'histoire des Gomélez, dont vous descendez par les femmes. Voici donc ce que j'avais à vous dire.

HISTOIRE DU CHATEAU DE CASSAR-GOMELEZ

— Le premier auteur de notre race fut Massoud Ben-Taher, frère de Yousouf Ben-Taher, qui est entré en Espagne à la tête des Arabes et a donné son nom à la montagne de Gebal-Taher, que vous prononcez Gibraltar. Massoud, qui avait beaucoup contribué au succès de leurs armes, obtint du calife de Bagdad le gouvernement de Grenade, où il resta jusqu'à la mort de son frère. Il y serait resté plus longtemps, car il. était chéri des musulmans ainsi que des Mossarabes, c'est-à-dire des chrétiens restés sous la domination des Arabes, mais Massoud avait des ennemis dans Bagdad, qui le noircirent dans l'esprit du calife. Il sut que sa perte était résolue et prit le parti de s'éloigner. Massoud rassembla donc les siens et se retira dans les Alpuharras, qui sont, comme vous le savez, une continuation des montagnes de la Sierra Morena, et cette chaîne sépare le royaume de Grenade d'avec celui de Valence.

» Les Wisigoths, sur qui nous avons conquis l'Espagne, n'avaient point pénétré dans les Alpuharras. La plupart des vallées étaient désertes. Trois seulement étaient habitées par les descendants d'un ancien peuple de l'Espagne. On les appelait Turdules : ils ne reconnaissaient ni Mahomet, ni votre prophète nazaréen; leurs opinions religieuses et leurs lois étaient contenues dans des chansons que les pères enseignaient à leurs enfants : ils avaient eu des livres qui s'étaient perdus.

» Massoud soumit les Turdules plutôt par la persuasion que par la force : il apprit leur langue et leur enseigna la loi musulmane. Les deux peuples se confondirent par des mariages : c'est à ce mélange et à l'air des montagnes que nous devons ce teint animé, que vous voyez à ma sœur et à moi, et qui distingue les filles des Gomélez. On voit chez les Maures beaucoup de femmes très blanches, mais elles sont toujours pâles.

» Massoud prit le titre de cheik et fit bâtir un château très fort qu'il appela Cassar-Gomélez. Plutôt juge que souverain de sa tribu, Massoud était, en tout temps, accessible et s'en faisait un devoir, mais, au dernier vendredi de chaque lune, il prenait congé de sa famille, s'enfermait dans un souterrain du château et y restait jusqu'au vendredi suivant. Ces disparitions donnèrent lieu à différentes conjectures : les uns disaient que notre cheik avait des entretiens avec le douzième Iman, qui doit paraître sur la terre à la fin des siècles.

D'autres croyaient que l'Antéchrist était enchaîné dans notre cave. D'autres pensaient que les sept dormants y reposaient avec leur chien Caleb. Massoud ne s'embarrassa pas de ces bruits; il continua de gouverner son petit peuple tant que ses forces le lui permirent. Enfin, il choisit l'homme le plus prudent de la tribu, le nomma son successeur, lui remit la clef du souterrain, et se retira dans un ermitage, où il vécut encore bien des années.

» Le nouveau cheik gouverna comme avait fait son prédécesseur et fit les mêmes disparitions au dernier vendredi de chaque lune. Tout subsista sur le même pied, jusqu'au temps où Cordoue eut ses califes particuliers, indépendants de ceux de Bagdad. Alors les montagnards des Alpuharras, qui avaient pris part à cette révolution, commencèrent à s'établir dans les plaines, où ils furent connus sous le nom d'Abencerages, tandis que l'on conserva le nom de Gomélez à ceux qui restèrent attachés au cheik de Cassar-Gomélez.

» Cependant, les Abencerages achetèrent les plus belles terres du royaume de Grenade et les plus belles maisons de la ville. Leur luxe fixa l'attention du public, on supposa que le souterrain du cheik renfermait un trésor immense, mais on ne put s'en assurer, car les Abencerages ne connaissaient pas eux-mêmes la source de leurs richesses.

» Enfin, ces beaux royaumes ayant attiré sur eux les vengeances célestes furent livrés aux mains des infidèles. Grenade fut prise, et huit jours après le célèbre Gonzalve de Cordoue vint dans les Alpuharras, à la tête de trois mille hommes. Hatem Gomélez était alors notre cheik, il alla au-devant de Gonzalve et lui offrit les clefs de son château; l'Espagnol lui demanda celles du souterrain. Le cheik les lui donna aussi sans difficultés. Gonzalve voulut y descendre lui-même : il n'y trouva qu'un tombeau et des livres, se moqua hautement de tous les contes qu'on lui avait faits et se hâta de retourner à Valladolid, où le rappelaient l'amour et la galanterie.

» Ensuite la paix régna sur nos montagnes, jusqu'au temps où Charles monta sur le trône. Alors notre cheik était Séfi Gomélez. Cet homme, par des motifs que l'on n'a jamais bien sus, fit savoir au nouvel empereur qu'il lui révélerait un secret important s'il voulait envoyer dans les Alpuharras quelque seigneur en qui il eût confiance. Il ne se passa pas quinze jours que Don Ruis de Tolède se présenta aux Gomélez de la part de Sa Majesté, mais il trouva que le cheik avait été assassiné la veille. Don Ruis persécuta quelques individus, se lassa bientôt des persécutions, et retourna à la cour.

» Cependant, le secret des cheiks était resté au pouvoir de l'assassin de Séfi. Cet homme, qui s'appelait Billah Gomélez, rassembla les anciens de la tribu et leur prouva la nécessité de prendre de nouvelles précautions pour la garde d'un secret aussi important.

Il fut décidé que l'on instruirait plusieurs membres de la famille Gomélez, mais que chacun d'eux ne serait initié qu'à une partie du mystère, et que même ce ne serait qu'après avoir donné des preuves éclatantes de courage, de prudence et de fidélité. »

Ici Zibeddé interrompit encore sa sœur et lui dit :

— Chère Émina, ne croyez-vous pas qu'Alphonse eût résisté à toutes les épreuves ? Ah ! qui peut en douter ! Cher Alphonse, que n'êtes-vous musulman !

D'immenses trésors seraient peut-être en votre pouvoir.

Ceci ressemblait encore tout à fait à l'esprit de ténèbres qui, n'ayant pu m'induire en tentation par la volupté, cherchait à me faire succomber par l'amour de l'or. Mais les deux beautés se rapprochèrent de moi, et il me semblait bien que je touchais des corps et non pas des esprits. Après un moment de silence, Émina reprit le fil de son histoire.

— Cher Alphonse, me dit-elle, vous savez assez les persécutions que nous avons essuyées sous le règne de Philippe, fils de Charles. On enlevait des enfants, on les faisait élever dans la loi chrétienne. On donnait à ceux-ci tous les biens de leurs parents qui étaient restés fidèles. Ce fut alors qu'un Gomélez fut reçu dans le Teket des Dervis de saint Dominique et parvint à la charge de Grand Inquisiteur.

Ici nous entendîmes le chant du coq, et Émina cessa de parler. Le coq chanta encore une fois. Un homme superstitieux eût pu s'attendre à voir les deux belles s'envoler par le tuyau de la cheminée.

Elles ne le firent point, mais elles parurent rêveuses et préoccupées.

Émina fut la première à rompre le silence :

— Aimable Alphonse, me dit-elle, le jour est prêt à paraître, les heures que nous avons à passer ensemble sont trop précieuses pour les employer à conter des histoires. Nous ne pouvons être vos épouses, qu'autant que vous embrasserez notre sainte loi. Mais il vous est permis de nous voir en songe. Y consentez-vous ?

Je consentis à tout.

— Ce n'est pas assez, reprit Émina avec l'air de la plus grande dignité, ce n'est pas assez, cher Alphonse; il faut encore que vous vous engagiez sur les lois sacrées de l'honneur à ne jamais trahir nos noms, notre existence, et tout ce que vous savez de nous. Osez-vous en prendre l'engagement solennel ?

Je promis tout ce qu'on voulut.

— Il suffit, dit Émina; ma sœur, apportez la coupe consacrée par Massoud, notre premier chef.

Tandis que Zibeddé allait chercher le vase enchanté, Émina s'était prosternée et récitait des prières en langue arabe. Zibeddé reparut, tenant une coupe qui me sembla taillée d'une seule émeraude, elle y trempa ses lèvres. Émina en fit autant et m'ordonna d'avaler, d'un seul trait, le reste de la liqueur.

Je lui obéis.

Émina me remercia de ma docilité et m'embrassa d'un air fort tendre. Ensuite Zibeddé colla sa bouche sur la mienne et parut ne pouvoir l'en détacher. Enfin elles me quittèrent en me disant que je les reverrais, et qu'elles me conseillaient de m'endormir le plus tôt possible.

Tant d'événements bizarres, de récits merveilleux et de sentiments inattendus auraient sans doute eu de quoi me faire réfléchir toute la nuit; mais, il faut en convenir, les songes que l'on m'avait promis m'occupaient plus que tout le reste. Je me hâtai de me déshabiller et de me mettre dans un lit que l'on avait préparé pour moi. Lorsque je fus couché, j'observai avec plaisir que mon lit était très large, et que des rêves n'ont pas besoin d'autant de place. Mais à peine avais-je eu le temps de faire cette réflexion qu'un sommeil irrésistible appesantit ma paupière, et tous les mensonges de la nuit s'emparèrent aussitôt de mes sens. Je les sentais égarés par de fantastiques prestiges; ma pensée, emportée sur l'aile des désirs, malgré moi, me plaçait au milieu des sérails de l'Afrique et s'emparait des charmes renfermés dans leurs enceintes pour en composer mes chimériques jouissances. Je me sentais rêver, et j'avais cependant la conscience de ne point embrasser des songes. Je me perdais dans le vague des plus folles illusions, mais je me retrouvais toujours avec mes belles cousines. Je m'endormais sur leur sein, je me réveillais dans leurs bras. J'ignore combien de fois j'ai cru ressentir ces douces alternatives.