TROISIÈME JOURNÉ

Je fus réveillé par l'ermite, qui parut très content de me voir sain et sauf. Il m'embrassa, me baigna les joues de ses larmes, et me dit:

— Mon fils, il s'est passé cette nuit d'étranges choses.

Dis-moi vrai, as-tu couché à la Venta Quemada ? Les démons se sont-ils emparés de toi? Il y a encore du remède. Viens au pied de l'autel. Confesse tes fautes.

Fais pénitence.

— Mon père, je me suis confessé en partant de Cadix.

Depuis lors, je ne crois pas avoir commis aucun péché mortel, si ce n'est peut-être en songe. Il est véritable que j'ai couché à la Venta Quemada. Mais si j'y ai vu quelque chose, j'ai de bonnes raisons pour n'en point parler.

Cette réponse parut surprendre l'ermite. Il m'accusa d'être possédé du démon de l'orgueil et voulut me persuader qu'une confession générale » m'était nécessaire; Charmé de voir que mon œil pouvait à la fois embrasser tant de beaux objets, je m'abandonnai à la contemplation mais voyant que mon obstination était invincible, il quitta un peu son ton apostolique et, prenant un air plus naturel, il me dit:

— Mon enfant, votre courage m'étonne. Dites-moi qui vous êtes ? L'éducation que vous avez reçue ? Et si vous croyez aux revenants ou si vous n'y croyez pas ?

Ne vous refusez pas à contenter ma curiosité.

Je lui répondis:

— Mon père, le désir que vous montrez de me connaître ne peut que me faire honneur, et je vous en suis obligé comme je le dois. Permettez que je me lève, j'irai vous trouver à l'ermitage, où je vous informerai de tout ce que vous voudrez savoir sur mon compte.

L'ermite m'embrassa encore et se retira.

Lorsque je fus habillé, j'allai le trouver. Il réchauffait du lait de chèvre, qu'il me présenta avec du sucre et du pain ; lui-même mangea quelques racines cuites à l'eau.

Quand nous eûmes fini de déjeuner, l'ermite se tourna du côté du démoniaque, et lui dit:

— Pascheco! Pascheco! Au nom de ton rédempteur, je t'ordonne d'aller conduire mes chèvres sur la montagne.

Pascheco poussa un affreux hurlement et se retira.

Alors je commençai mon histoire, que je lui contai en ces termes.

HISTOIRE D'ALPHONSE VAN WORDEN

— Je suis issu d'une famille très ancienne, mais qui n'a eu que peu d'illustration et moins encore de biens.

Tout notre patrimoine n'a jamais consisté qu'en un fief noble, appelé Worden, relevant du cercle de Bourgogne, et situé au milieu des Ardennes.

Mon père, ayant un frère aîné, dut se contenter d'une très mince légitime, qui suffisait cependant pour l'entretenir honorablement à l'armée. Il fit toute la guerre de Succession, et, à la paix, le roi Philippe V lui donna le grade de lieutenant-colonel aux Gardes wallonnes.

Il régnait alors dans l'armée espagnole un certain point d'honneur, poussé jusqu'à la plus excessive délicatesse ; et mon père enchérissait encore sur cet excès, et véritablement l'on ne peut l'en blâmer, puisque l'honneur est proprement l'âme et la vie d'un militaire. Il ne se faisait pas dans Madrid un seul duel dont mon père ne réglât le cérémonial, et dès qu'il disait que les réparations étaient suffisantes, chacun se tenait pour satisfait.

Si par hasard quelqu'un ne s'en montrait pas content, il avait aussitôt affaire avec mon père lui-même, qui ne manquait pas de soutenir à la pointe de l'épée la valeur de chacune de ses décisions. De plus, mon père avait un livre blanc, dans lequel il inscrivait l'histoire de chaque duel, avec toutes ses circonstances, ce qui lui donnait réellement un grand avantage, pour pouvoir prononcer avec justice, dans tous les cas embarrassants.

Presque uniquement occupé de son tribunal de sang, mon père s'était fait voir peu sensible aux charmes de l'amour, mais enfin son cœur fut touché par les attraits d'une demoiselle, encore assez jeune, appelée Uraque de Gomélez», Toutes ces merveilles, me dit Émina, sont l'ouvrage des Gomélez. Ils creusèrent ce rocher dans le temps qu'ils étaient les maîtres du pays, c'est-à-dire qu'ils achevèrent de le creuser, car les idolâtres, qui habitaient les Alpuharras à leur arrivée fille de l'oidor de Grenade, et du sang des anciens rois du pays. Des amis communs eurent bientôt rapproché les parties intéressées, et le mariage fut conclu.

Mon père jugea à propos d'inviter à ses noces tous les gens avec qui il s'était battu, s'entend ceux qu'il n'avait pas tués. Il s'en trouva cent vingt-deux à table, treize absents de Madrid, et trente-trois avec qui il s'était battu à l'armée, dont il n'avait pas de nouvelles. Ma mère m'a dit souvent que cette fête avait été extraordinairement gaie et que l'on y avait vu régner la plus grande cordialité, ce que je n'ai pas de peine à croire, car mon père avait au fond un excellent cœur, et il était fort aimé de tout le monde.

De son côté, mon père était très attaché à l'Espagne, et jamais il ne l'eût quittée ; mais, deux mois après son mariage, il reçut une lettre, signée par le magistrat de la ville de Bouillon. On lui annonçait que son frère était mort sans enfants, et que le fief lui était échu. Cette nouvelle jeta mon père dans le plus grand trouble, et ma mère m'a conté qu'il était alors si distrait que l'on ne pouvait en tirer une parole. Enfin, il ouvrit sa chronique des duels, choisit les douze hommes de Madrid qui en avaient eu le plus, les invita à se rendre chez lui et leur tint ce discours:

– Mes chers frères d'armes, vous savez assez combien de fois j'ai mis votre conscience en repos, dans les cas où l'honneur semblait compromis. Aujourd'hui, je me vois moi-même obligé de m'en rapporter à vos lumières, parce que je crains que mon propre jugement ne se trouve en défaut, ou plutôt je crains qu'il ne soit obscurci par quelque sentiment de partialité. Voici la lettre que m'écrivent les magistrats de Bouillon, dont le témoignage est respectable, bien qu'ils ne soient pas gentilshommes. Dites-moi si l'honneur m'oblige à habiter le château de mes pères, ou si je dois continuer à servir le roi Don Philippe, qui m'a comblé de ses bienfaits, et qui vient dernièrement de m'élever au rang de brigadier général. Je laisse la lettre sur la table et je me retire.

Je reviendrai dans une demi-heure savoir ce que vous aurez décidé.

Après avoir ainsi parlé, mon père sortit en effet. Il rentra au bout d'une demi-heure et alla aux voix. Il s'en trouva cinq pour rester au service, et sept pour aller vivre dans les Ardennes. Mon père se rangea sans murmure à l'avis du plus grand nombre.

Ma mère aurait bien voulu rester en Espagne, mais elle était si attachée à son époux qu'il ne put même s'apercevoir de la répugnance qu'elle avait à s'expatrier. Enfin l'on ne s'occupa plus que des préparatifs du voyage et de quelques personnes qui devaient en être, afin de représenter l'Espagne au milieu des Ardennes.

Quoique je ne fusse pas encore au monde, mon père, qui ne doutait pas que j'y vinsse, songea qu'il était temps de me donner un maître en fait d'armes. Pour cela, il jeta les yeux sur Garcias Hierro, le meilleur prévôt de salle qu'il y eût à Madrid. Ce jeune homme, las de recevoir tous les jours des bourrades à la place de la Cévada, se détermina facilement à venir. D'un autre côté, ma mère, ne voulant point partir sans un aumônier, fit choix d'Innigo Velez, théologien gradué à Cuenza. Il devait aussi m'instruire dans la religion catholique et la langue castillane. Tous ces arrangements pour mon éducation furent pris un an et demi avant ma naissance.

Lorsque mon père fut prêt à partir, il alla prendre congé du roi et, selon l'usage de la cour d'Espagne, il mit un genou en terre pour lui baiser la main, mais en le faisant il eut le cœur si serré qu'il tomba en défaillance, et l'on fut obligé de l'emporter chez lui. Le lendemain, il alla prendre congé de Don Fernand de Lara, alors premier ministre. Ce seigneur le reçut avec une distinction extraordinaire et lui apprit que le roi lui accordait une pension de douze mille réales, avec le grade de sergente general, qui revient à celui de maréchal de camp. Mon père eût donné une partie de son sang pour la satisfaction de se jeter encore une fois aux pieds de son maître, mais, comme il avait déjà pris congé, il se contenta d'exprimer dans une lettre une partie des sentiments dont son cœur était plein. Enfin il quitta Madrid en répandant bien des larmes.

Mon père choisit la route de Catalogne pour revoir encore une fois les pays où il avait fait la guerre et prendre congé de quelques-uns de ses anciens camarades qui avaient des commandements sur cette frontière.

Ensuite il entra en France par Perpignan.

Son voyage jusqu'à Lyon ne fut troublé par aucun événement fâcheux, mais, comme il était parti de cette ville avec des chevaux de poste, il fut devancé par une chaise, qui, étant plus légère, arriva la première au relais. Mon père, qui arriva un instant après, vit que l'on mettait déjà les chevaux à la chaise. Aussitôt il prit son épée et, s'approchant du voyageur, il lui demanda la permission de l'entretenir un instant en particulier. Le voyageur, qui était un colonel français, voyant à mon père un uniforme d'officier général, prit aussi son épée pour lui faire honneur. Ils entrèrent dans une auberge qui était vis-à-vis de la poste et demandèrent une chambre. Lorsqu'ils furent seuls, mon père dit à l'autre voyageur:

– Seigneur cavalier, votre chaise a devancé mon carrosse, pour arriver à la poste avant moi. Ce procédé, qui, en lui-même, n'est point une insulte, a cependant quelque chose de désobligeant dont je crois devoir vous demander raison.

Le colonel, très surpris, rejeta toute la faute sur les postillons et assura qu'il n'y en avait aucune de sa part.

– Seigneur cavalier, reprit mon père, je ne prétends pas non plus faire de ceci une affaire sérieuse et je me contenterai du premier sang.

En disant cela, il tira son épée.

– Attendez encore un instant, dit le Français. Il me semble que ce ne sont point mes postillons qui ont devancé les vôtres, mais que ce sont les vôtres qui, allant plus lentement, sont restés en arrière.

Mon père, après avoir un peu réfléchi, dit au colonel:

– Seigneur cavalier, je crois que vous avez raison et, si vous m'eussiez fait cette observation plus tôt et avant que j'eusse tiré l'épée, je pense que nous ne nous serions pas battus, mais vous sentez bien qu'au point où en sont les choses il faut un peu de sang.

Le colonel, qui sans doute trouva cette dernière raison assez bonne, tira aussi son épée. Le combat ne fut pas long. Mon père, se sentant blessé, baissa aussitôt la pointe de son épée et fit beaucoup d'excuses au colonel de la peine qu'il lui avait donnée ; celui-ci y répondit par des offres de services, donna l'adresse où on le trouverait à Paris, remonta dans sa chaise et partit.

Mon père jugea d'abord sa blessure très légère, mais il en était si couvert qu'un nouveau coup ne pouvait guère porter que sur une ancienne cicatrice. En effet, le coup d'épée du colonel avait rouvert un ancien coup de mousquet dont la balle était restée. Le plomb fit de nouveaux efforts pour se faire jour, sortit enfin après un pansement de deux mois, et l'on se remit en route.

Mon père étant arrivé à Paris, son premier soin fut de rendre ses devoirs au colonel, qui s'appelait le marquis d'Urfé. C'était un des hommes de la cour dont on faisait le plus de cas. Il reçut mon père avec une extrême obligeance, et lui offrit de le présenter au ministre, ainsi que dans les meilleures maisons. Mon père le remercia et le pria seulement de le présenter au duc de Tavannes, qui était alors le doyen des maréchaux, parce qu'il voulut être informé de tout ce qui regardait le tribunal du point d'honneur, dont il s'était fait toujours les plus hautes idées, et dont il avait souvent parlé en Espagne comme d'une institution très sage, et qu'il aurait bien voulu voir introduire dans le royaume. Le maréchal reçut mon père avec beaucoup de politesse et le recommanda au chevalier de Bélièvre, premier exempt de messeigneurs les maréchaux et rapporteur de leur tribunal.

Comme le chevalier venait souvent chez mon père, il eut connaissance de sa chronique des duels. Cet ouvrage lui parut unique en son genre, et il demanda la permission de le communiquer à messeigneurs les maréchaux, qui en jugèrent comme leur premier exempt et firent demander à mon père la faveur d'en faire une copie, qui serait gardée au greffe de leur tribunal.

Nulle proposition ne pouvait flatter davantage mon père, et il en ressentit une joie inexprimable.

De pareils témoignages d'estime rendaient le séjour de Paris très agréable à mon père, mais ma mère en jugeait autrement. Elle s'était fait une loi non seulement de ne point apprendre le français, mais même de ne pas écouter lorsqu'on parlait cette langue. Son confesseur Innigo Velez ne cessait de faire d'amères plaisanteries sur les libertés de l'église gallicane, et Garcías Hierro terminait toutes les conversations par décider que les Français étaient des Gavaches.

Enfin on quitta Paris, l'on arriva au bout de quatre jours à Bouillon. Mon père s'y fit reconnaître du magistrat et alla prendre possession de son fief.

Le toit de nos pères, privé de la présence de ses maîtres, l'était aussi d'une partie de ses tuiles, si bien qu'il pleuvait dans les chambres autant que dans la cour, avec la différence que le pavé de la cour séchait très promptement, au lieu que l'eau avait fait dans les chambres des mares qui ne séchaient jamais. Cette inondation domestique ne déplut pas à mon père, parce qu'elle lui rappelait le siège de Lérida, où il avait passé trois semaines les jambes dans l'eau.

Cependant, son premier soin fut de placer à sec le lit de son épouse. Il y avait dans le salon de compagnie une cheminée à la flamande, autour de laquelle quinze personnes pouvaient se chauffer à l'aise, et le manteau de la cheminée y formait comme un toit soutenu par deux colonnes de chaque côté. L'on boucha le tuyau de cette cheminée et, sous son manteau, l'on put placer le lit de ma mère, avec sa table de nuit et une chaise et, comme l'âtre était élevé d'un pied au-dessus, il formait une sorte d'île assez inabordable.

Mon père s'établit de l'autre côté du salon, sur deux tables jointes par des planches, et de son lit à celui de ma mère, on pratiqua une jetée, fortifiée dans le milieu par une sorte de batardeau construit de coffres et de caisses.

Cet ouvrage fut achevé le jour même de notre arrivée au château, et je suis venu au monde neuf mois après, jour pour jour.

Tandis que l'on travaillait avec beaucoup d'activité aux réparations les plus nécessaires, mon père reçut une lettre qui le combla de joie. Elle était signée par le maréchal de Tavannes, et ce seigneur lui demandait son opinion sur une affaire d'honneur qui alors occupait le tribunal. Cette faveur authentique parut à mon père d'une telle conséquence qu'il la voulut célébrer en donnant une fête à tout le voisinage. Mais nous n'avions pas de voisins, si bien que la fête se borna à un fandango exécuté par le maître d'armes et la Signora Frasca, première camériste de ma mère.

Mon père, en répondant à la lettre du maréchal,demanda qu'on voulût bien, dans la suite, lui communiquer les extraits des procédures portées au tribunal. Cette grâce lui fut accordée, et, tous les premiers de chaque mois, il en recevait un pli, qui suffisait, pendant plus de quatre semaines aux entretiens et menus devis, dans les soirées d'hiver autour de la grande cheminée, et pendant l'été sur deux bancs qui étaient devant la porte du château.

Pendant toute la grossesse de ma mère, mon père lui parla toujours du fils qu'elle aurait, et il songea à me donner un parrain. Ma mère penchait pour le maréchal de Tavannes, ou pour le marquis d'Urfé.

Mon père convenait que ce serait beaucoup d'honneur pour nous, mais il craignit que ces deux seigneurs ne crussent lui faire trop d'honneur et, par une délicatesse bien placée, il se décida pour le chevalier de Bélièvre qui, de son côté, accepta avec estime et reconnaissance.

Enfin, je vins au monde. À trois ans, je tenais déjà un petit fleuret, et à six je pouvais tirer un coup de pistolet sans cligner les yeux… J'avais environ sept ans lorsque nous eûmes la visite de mon parrain.

Ce gentilhomme s'était marié à Tournai, et il y exerçait la charge de lieutenant de la connétablie et rapporteur du point d'honneur. Ce sont des emplois dont l'institution remonte au temps des jugements par champions et, dans la suite, ils ont été réunis au tribunal des maréchaux de France.

Mme de Bélièvre était d'une santé très délicate, et son mari la menait aux eaux de Spa. Tous deux me prirent en une extrême affection et, comme ils n'avaient point d'enfants, ils conjurèrent mon père de leur confier mon éducation qui, aussi bien, n'aurait pu être soignée dans une contrée aussi solitaire que l'était celle du château de Worden. Mon père y consentit, déterminé surtout par la charge de rapporteur du point d'honneur, qui lui promettait que, dans la maison de Bélièvre, je ne manquerais pas d'être imbu de bonne heure de tous les principes qui devaient un jour déterminer ma conduite.

Il fut d'abord question de me faire accompagner par Garcias Hierro, parce que mon père jugeait que la plus noble manière de se battre était à l'épée, et le poignard dans la main gauche. Genre d'escrime tout à fait inconnu en France. Mais, comme mon père avait pris l'habitude de tirer tous les matins à la muraille avec Hierro, et que cet exercice était devenu nécessaire à sa santé, il ne crut pas devoir s'en priver.

Il fut aussi question d'envoyer avec moi le théologien Innigo Velez, mais, comme ma mère ne savait toujours que l'espagnol, il était bien naturel qu'elle ne pût se passer d'un confesseur qui sût cette langue.

Si bien que je n'eus pas auprès de moi les deux hommes qui, avant ma naissance, avaient été destinés à faire mon éducation. Cependant on me donna un valet de chambre espagnol, pour m'entretenir dans l'usage de la langue espagnole.

Je partis pour Spa avec mon parrain ; nous y passâmes deux mois ; nous fîmes un voyage en Hollande et nous arrivâmes à Tournai vers la fin de l'automne.

Le chevalier de Bélièvre répondit parfaitement à la confiance que mon père avait eue en lui et, pendant six ans, il ne négligea rien de ce qui pouvait contribuer à faire un jour de moi un excellent officier. Au bout de ce temps, Mme de Bélièvre vint à mourir ; son mari quitta la Flandre pour venir s'établir à Paris, et je fus rappelé dans la maison paternelle.

Après un voyage que la saison avancée rendit assez fâcheux, j'arrivai au château environ deux heures après le soleil couché, et j'en trouvai les habitants rassemblés autour de la grande cheminée. Mon père, bien que charmé de me voir, ne s'abandonna point à des démonstrations qui eussent pu compromettre ce que vous autres, Espagnols, appelez la Gravedad. Ma mère me baigna de ses larmes. Le théologien Innigo Velez me donna sa bénédiction, et le spadassin Hierro me présenta un fleuret. Nous fîmes un assaut dont je me tirai d'une manière au-dessus de mon âge. Mon père était trop connaisseur pour ne pas s'en apercevoir, et sa gravité fit place à la plus vive tendresse. On servit à souper, et l'on y fut très gai.

Après souper, l'on se remit autour de la cheminée, et mon père dit au théologien:

– Révérend Don Innigo, vous me feriez plaisir d'aller chercher votre gros volume dans lequel il y a tant d'histoires merveilleuses, et de nous en lire quelqu'une.

Le théologien monta dans sa chambre, et en revint avec un in-folio relié en parchemin blanc, que le temps avait rendu jaune. Il l'ouvrit au hasard et y lut ce qui suit.

HISTOIRE DE TRIVULCE DE RAVENNE

Il y avait une fois, dans une ville d'Italie appelée Ravenne, un jeune homme appelé Trivulce. Il était beau, riche, et rempli d'une haute opinion de lui-même.

Les jeunes filles de Ravenne se mettaient aux fenêtres pour le voir passer, mais aucune ne lui plaisait. Ou, s'il prenait quelquefois un peu de goût pour l'une ou pour l'autre, il ne le lui témoignait pas, dans la crainte de lui faire trop d'honneur ; enfin, tout cet orgueil ne put tenir contre les charmes de la jeune et belle Nina Dei Gieraci. Trivulce daigna lui déclarer son amour. Nina répondit que le seigneur Trivulce lui faisait bien de l'honneur, mais que, depuis son enfance, elle aimait son cousin Thebaldo Dei Gieraci, et que sûrement elle n'aimerait jamais que lui.

À cette réponse inattendue, Trivulce sortit en donnant des marques de la plus extrême fureur.

Huit jours après, qui était un dimanche, comme tous les citoyens de Ravenne allaient à l'église métropolitaine de Saint-Pierre, Trivulce distingua dans la foule Thebaldo, donnant le bras à sa cousine. Il mit son manteau sur son nez et les suivit. Lorsque l'on fut entré dans l'église, où il n'est point permis de cacher son visage dans son manteau, les deux amants se seraient facilement aperçus que Trivulce les suivait, mais ils n'étaient occupés que de leur amour, et ils y songeaient plus qu'à la messe, ce qui est un grand péché.

Cependant Trivulce s'était assis dans un banc derrière eux. Il entendait tous leurs discours et il en nourrissait sa rage. Alors un prêtre monta en chaire et dit:

– Mes frères, je suis ici pour publier les bans de Thebaldo et de Nina Dei Gieraci, quelqu'un fait-il opposition à leur mariage ?

– J'y fais opposition! s'écria Trivulce, et en même temps il donna vingt coups de poignard aux deux amants. On voulut l'arrêter, mais il donna encore des coups de poignard, sortit de l'église, puis de la ville, et gagna l'État de Venise.

Trivulce était orgueilleux, gâté par la fortune, mais son âme était sensible. Les remords vengèrent ses victimes, et il traîna de ville en ville une existence déplorable. Au bout de quelques années, ses parents arrangèrent son affaire, et il revint à Ravenne, mais ce n'était plus ce même Trivulce, rayonnant de bonheur et fier de ses avantages. Il était si changé que sa nourrice elle-même ne le reconnut point.

Dès le premier jour de son arrivée, Trivulce demanda où était le tombeau de Nina. On lui dit qu'elle était enterrée avec son cousin dans l'église de Saint-Pierre, tout auprès de la place où ils avaient été assassinés.

Trivulce y alla en tremblant et, lorsqu'il fut auprès du tombeau, il l'embrassa et versa un torrent de larmes.

Quelle que fût la douleur qu'éprouva dans ce moment le malheureux assassin, il sentit que les pleurs l'avaient soulagé. C'est pourquoi il donna sa bourse au sacristain, et obtint de lui de pouvoir entrer dans l'église toutes les fois qu'il le voudrait. Si bien qu'il finit par y venir tous les soirs, et le sacristain qui s'y était accoutumé y faisait peu d'attention.

Un soir, Trivulce, qui n'avait pas dormi la nuit précédente, s'endormit auprès du tombeau et, lorsqu'il se réveilla, il trouva que l'église était fermée. Il prit aisément le parti d'y passer la nuit, parce qu'il aimait à entretenir sa tristesse et nourrir sa mélancolie. II entendait successivement sonner les heures, et il aurait voulu être à celle de sa mort.

Enfin minuit sonna. Alors la porte de la sacristie s'ouvrit, et Trivulce vit entrer le sacristain, tenant sa lanterne dans une main et un balai dans l'autre. Mais ce sacristain n'était qu'un squelette. Il avait un peu de peau sur le visage et, comme des yeux fort creux, mais son surplis qui collait sur ses os faisait assez voir qu'il n'avait pas de chair du tout.

L'affreux sacristain posa sa lanterne sur le maître-autel et alluma les cierges comme pour vêpres. Ensuite il se mit à balayer l'église et épousseter les bancs. Il passa même plusieurs fois près de Trivulce, mais il ne parut point l'apercevoir.

Enfin il alla à la porte de la sacristie et sonna la petite cloche qui y est toujours. Alors les tombeaux s'ouvrirent, les morts y parurent enveloppés de leurs linceuls, et entonnèrent des litanies sur un ton fort mélancolique.

Après qu'ils eurent ainsi psalmodié pendant quelque temps, un mort, revêtu d'un surplis et d'une étole, monta sur la chaire et dit:

– Mes frères, je suis ici pour publier les bans de Thebaldo et de Nina Dei Gieraci ; damné Trivulce, y faites-vous opposition ?

Mon père interrompit ici le théologien et, se tournant vers moi, il me dit:

– Mon fils Alphonse, à la place de Trivulce, auriez-vous eu peur ?

Je lui répondis:

– Mon cher père, il me semble que j'aurais eu grand-peur.

Alors mon père se leva, furieux, sauta sur son épée et voulut me la passer au travers du corps. On se mit au-devant de lui, et enfin on l'apaisa un peu.

Cependant, lorsqu'il eut repris sa place, il me lança un regard terrible et me dit:

– Fils indigne de moi, ta lâcheté déshonore en quelque façon le régiment des Gardes wallonnes, où j'avais l'intention de te faire entrer.

Après ces durs reproches, qui manquèrent à me faire mourir de honte, il se fit un grand silence. Garcías le rompit le premier et, s'adressant à mon père, il lui dit:

– Monseigneur, si j'osais dire mon avis à Votre Excellence, ce serait de prouver à Monsieur votre fils qu'il n'y a point de revenants, ni de spectres, ni de morts qui chantent des litanies, et qu'il ne peut y en avoir. De cette manière-là, il n'en aurait sûrement pas peur.

– Monsieur Hierro, répondit mon père avec un peu d'aigreur, vous oubliez que j'ai eu l'honneur de vous montrer hier une histoire de revenants, écrite de la propre main de mon bisaïeul.

– Monseigneur, reprit Garcías, je ne donne pas un démenti au bisaïeul de Votre Excellence.

– Qu'appelez-vous, dit mon père, je ne donne pas un démenti ? Savez-vous que cette expression suppose la possibilité d'un démenti donné par vous à mon bisaïeul ?

– Monseigneur, dit encore Garcías, je sais bien que je suis trop peu de chose pour que Monseigneur votre bisaïeul voulût tirer aucune satisfaction de moi.

Alors mon père, prenant un air encore plus terrible, dit:

– Hierro, que le ciel vous préserve de faire des excuses, car elles supposeraient une offense.

– Enfin, dit Garcías, il ne me reste plus qu'à me soumettre au châtiment qu'il plaira à Votre Excellence de m'infliger au nom de son bisaïeul, seulement, pour l'honneur de ma profession, je voudrais que cette peine me fût administrée par notre aumônier, pour que je pusse la considérer comme pénitence ecclésiastique.

– Cette idée n'est point mauvaise, dit alors mon père, d'un ton plus tranquille. Je me rappelle avoir écrit autrefois un petit traité sur les satisfactions admissibles dans les cas où le duel ne pouvait avoir lieu. Laissez-moi y réfléchir.

Mon père parut d'abord s'occuper de cet objet, mais de réflexion en réflexion, il finit par s'endormir dans son fauteuil. Ma mère dormait déjà, ainsi que le théologien, et Garcias ne tarda pas à suivre leur exemple.

Alors je crus devoir me retirer, et c'est ainsi que s'est passée la première journée de mon retour à la maison paternelle.

Le lendemain, je fis des armes avec Garcias. J'allai à la chasse. On soupa, et lorsqu'on fut levé de table mon père pria encore le théologien d'aller chercher son gros volume. Le révérend obéit, l'ouvrit au hasard, et lut ce que je vais raconter.

HISTOIRE DE LANDULPHE DE FERRARE

Dans une ville d'Italie appelée Ferrare, il y avait un jeune homme appelé Landulphe. C'était un libertin sans religion et en horreur à toutes les bonnes âmes qu'il y avait dans ce pays. Ce méchant aimait passionnément le commerce des courtisanes, et il avait fait le tour de toutes celles de la ville, mais aucune ne lui plut autant que Blanca de Rossi, parce qu'elle surpassait toutes les autres en impureté.

Blanca était non seulement libertine, intéressée, dépravée, mais elle voulait encore que ses amants fissent pour elle des actions qui les déshonoraient, et elle exigea de Landulphe qu'il la conduisît tous les soirs chez lui, et la fît souper avec sa mère et sa sœur.

Landulphe alla aussitôt chez sa mère et lui en fit la proposition, comme de la chose du monde la plus convenable. La bonne mère fondit en larmes et conjura son fils d'avoir égard à la réputation de sa sœur. Landulphe fut sourd à ses prières et promit seulement de tenir la chose aussi secrète qu'il pourrait, puis il alla chez Blanca et la conduisit chez lui.

La mère et la sœur de Landulphe reçurent la courtisane mieux qu'elle ne méritait. Mais celle-ci voyant leur bonté en redoubla d'insolence ; elle tint à souper des propos très libres, et donna à la sœur de son amant des leçons dont elle se serait bien passée.

Enfin elle lui signifia, ainsi qu'à sa mère, qu'elles feraient bien de s'en aller parce qu'elle voulait rester seule avec Landulphe.

Le lendemain, la courtisane raconta cette histoire dans toute la ville, et pendant plusieurs jours on ne parla pas d'autre chose. Si bien que le bruit public en informa bientôt Odoardo Zampi, frère de la mère de Landulphe. Odoardo était un homme que l'on n'offensait point impunément. Il crut l'être dans la personne de sa sœur, et fit, dès le même jour, assassiner l'infâme Blanca. Landulphe étant allé voir sa maîtresse, la trouva poignardée et nageant dans son sang. Il apprit bientôt que c'était son oncle qui avait fait le coup.

Il courut chez lui pour l'en punir, mais il le trouva environné des plus braves de la ville, qui se moquèrent de son ressentiment.

Landulphe, ne sachant sur qui exercer sa fureur, courut chez sa mère, avec l'intention de l'accabler d'outrages. La pauvre femme était avec sa fille, et allait se mettre à table. Lorsqu'elle vit entrer son fils, elle lui demanda si Blanca viendrait souper.

– Puisse-t-elle venir, dit Landulphe, et te mener en enfer, avec ton frère et toute la famille des Zampi.

La pauvre mère tomba à genoux et dit:

– Oh! mon Dieu! pardonnez-lui ses blasphèmes.

Dans ce moment, la porte s'ouvrit avec fracas, et l'on vit entrer un spectre hâve, déchiré de coups de poignard, et conservant néanmoins avec Blanca une affreuse ressemblance.

La mère et la sœur de Landulphe se mirent en prière, et Dieu leur fit la grâce de pouvoir soutenir ce spectacle sans expirer d'horreur.

Le fantôme s'avança à pas lents et s'assit à table comme pour souper. Landulphe, avec un courage que le démon seul pouvait inspirer, osa prendre un plat et l'offrir. Le fantôme ouvrit la bouche si grande que sa tête parut se partager en deux, et il en sortit une flamme rougeâtre. Ensuite il avança une main toute brûlée, prit un morceau, l'avala, et on l'entendit tomber sous la table. Il engloutit ainsi tout le plat, et tous les morceaux tombèrent sous la table. Lorsque le plat fut vide, le fantôme, fixant Landulphe avec des yeux épouvantables, lui dit:

– Landulphe, quand je soupe ici, j'y couche.

Allons, mets-toi au lit. »

Ici mon père interrompit l'aumônier et, se tournant de mon côté, il me dit:

– Mon fils Alphonse, à la place de Landulphe, auriez-vous eu peur ?

Je lui répondis:

– Mon cher père, je vous assure que je n'aurais pas eu la plus légère frayeur.

Mon père parut satisfait de cette réponse et fut très gai pendant tout le reste de la veillée.

Nos jours se passaient ainsi sans que rien en altérât l'uniformité. Si ce n'est que, dans la belle saison, au lieu de se mettre autour de la cheminée, on s'asseyait sur des bancs qui étaient près de la porte. Six ans entiers se sont écoulés dans cette douce tranquillité, et à présent il me semble que ce soit autant de semaines.

Lorsque j'eus achevé ma dix-septième année, mon père songea à me faire entrer au régiment des Gardes wallonnes, et en écrivit à ceux de ses anciens camarades sur lesquels il comptait le plus. Ces dignes et respectables militaires réunirent en ma faveur tout ce qu'ils avaient de crédit et obtinrent une commission de capitaine. Quand mon père en reçut la nouvelle, il éprouva un saisissement si vif que l'on craignit pour ses jours. Mais il se rétablit promptement, et il ne songea plus qu'aux préparatifs de mon départ. Il voulut que j'allasse par mer, afin d'entrer en Espagne par Cadix, et me présenter d'abord à Don Henri de Sa, commandant de la province, et qui avait le plus contribué à mon avancement.

Lorsque la chaise de poste fut déjà tout attelée dans la cour du château, mon père me conduisit dans sa chambre et, après en avoir fermé la porte, il me dit:

– Mon cher Alphonse, je vais vous confier un secret que je tiens de mon père, et que vous ne confierez qu'à votre fils lorsque vous l'en croirez digne.

Comme je ne doutais pas qu'il ne s'agît de quelque trésor caché, je répondis que je n'avais jamais regardé l'or que comme un moyen de venir au secours des malheureux.

Mais mon père me répondit

– Non, mon cher Alphonse, il ne s'agit ici ni d'or ni d'argent. Je veux vous enseigner une botte secrète, avec laquelle, en parant au contre et marquant la flanconade, vous êtes sûr de désarmer votre ennemi.

Alors il prit des fleurets, me montra la botte en question, me donna sa bénédiction et me conduisit à ma voiture. Je baisai encore la main de ma mère et je partis.

J'allai en poste jusqu'à Flessingue, où je trouvai un vaisseau qui me porta à Cadix. Don Henri de Sa me reçut comme si j'eusse été son propre fils; il s'occupa de mon équipage et me recommanda deux domestiques dont l'un s'appelait Lopez et l'autre Moschito. De Cadix, j'ai été à Séville, et de Séville à Cordoue, puis je suis venu à Anduhhar, où j'ai pris le chemin de la Sierra Morena.

J'ai eu le malheur d'être séparé de mes domestiques près de l'abreuvoir de Los Alcornoques. Cependant, je suis arrivé le même jour à la Venta Quemada, et, hier au soir, dans votre ermitage.

— Mon cher enfant, me dit l'ermite, votre histoire m'a vivement intéressé, et je vous suis très obligé d'avoir bien voulu me la raconter. Je vois bien à présent que, de la manière dont vous avez été élevé, la peur est un sentiment qui vous doit être tout à fait étranger.

Mais, puisque vous avez couché à la Venta Quemada, je crains bien que vous ne soyez exposé aux obsessions des deux pendus, et que vous n'ayez le triste sort du démoniaque.

— Mon père, répondis-je à l'anachorète, j'ai beaucoup réfléchi cette nuit au récit du seigneur Pascheco.

Bien qu'il ait le diable au corps, il n'en est pas moins gentilhomme et, à ce titre, je le crois incapable de manquer à ce que l'on doit à la vérité. Mais Innigo Velez, aumônier de notre château, m'a dit que, bien qu'il y ait eu des possédés dans les premiers siècles de l'Église, il n'y en avait plus à présent, et son témoignage me paraît d'autant plus respectable que mon père m'a ordonné de croire Innigo sur toutes les matières qui ont rapport à notre religion.

— Mais, dit l'ermite, n'avez-vous pas vu la mine affreuse du possédé, et comme les démons l'ont rendu borgne ?

Je lui répondis:

— Mon père, le seigneur Pascheco peut avoir perdu l'œil d'une autre manière. Au reste, je m'en rapporte sur toutes ces choses à ceux qui en savent plus que moi.

Il me suffit de n'avoir peur ni des revenants, ni des vampires. Cependant, si vous voulez me donner quelque sainte relique pour me préserver de leurs entreprises, je vous promets de la porter avec foi et vénération.

L'ermite me parut sourire un peu de cette naïveté, puis il me dit:

— Je vois, mon cher enfant, que vous avez encore de la foi, mais je crains que vous n'y persistiez pas.

Ces Gomélez, de qui vous descendez par les femmes, sont tous nouveaux chrétiens. Quelques-uns même sont, à ce que l'on dit, musulmans au fond du cœur. S'ils vous offraient une fortune immense pour changer de religion, l'accepteriez-vous ?

— Non, assurément, lui répondis-je. Il me semble que de renoncer à sa religion, ou d'abandonner ses drapeaux, sont deux choses également déshonorantes.

Ici l'ermite parut encore sourire, puis il me dit:

— Je vois avec chagrin que vos vertus reposent sur un point d'honneur beaucoup trop exagéré, et je vous avertis que vous ne trouverez plus Madrid aussi ferraillant qu'il était au temps de votre père. De plus, les vertus ont d'autres principes plus sûrs. Mais je ne veux pas vous arrêter davantage, car vous avez une forte journée à faire avant que d'arriver à la Venta del Pegnon, ou cabaret du rocher. L'hôte y est resté, en dépit des voleurs, parce qu'il compte sur la protection d'une bande de Bohémiens campés dans les environs.

Après-demain, vous arriverez à la Venta de Cardegnas, où vous serez déjà hors de la Sierra Morena. J'ai mis quelques provisions dans les poches de votre selle.

Ayant dit ces choses, l'ermite m'embrassa tendrement, mais il ne me donna point de relique pour me préserver des démons. Je ne voulus plus lui en parler et je montai à cheval.

Chemin faisant, je me mis à réfléchir sur les maximes que je venais d'entendre, ne pouvant concevoir qu'il y eût pour les vertus des bases plus solides que le point d'honneur, qui me semblait comprendre, à lui seul, toutes les vertus. J'étais encore occupé de ces réflexions lorsqu'un cavalier, sortant tout à coup de derrière un rocher, me coupa le chemin et dit:

— Vous appelez-vous Alphonse ?

Je répondis que oui.

— Si cela est, dit le cavalier, je vous arrête, de la part du roi et de la très sainte Inquisition. Rendez-moi votre épée.

J'obéis sans réplique. Alors le cavalier donna un coup de sifflet et, de tous les côtés, je vis des gens armés fondre sur moi. Ils m'attachèrent les mains derrière le dos et nous prîmes dans les montagnes un chemin de traverse qui, au bout d'une heure, nous conduisit à un château très fort. Le pont-levis se baissa et nous entrâmes. Comme nous étions encore sous le donjon, l'on ouvrit une petite porte de côté et l'on me jeta dans un cachot, sans se donner seulement la peine de défaire les liens qui me tenaient garrotté.

La cachot était tout à fait obscur et, n'ayant pas les mains libres pour les mettre devant moi, j'aurais eu de la peine à y marcher sans donner du nez contre les murailles. C'est pourquoi je m'assis à la place où je me trouvais et, comme on l'imagine aisément, je me mis à réfléchir sur ce qui pouvait avoir donné lieu à mon emprisonnement. Ma première, et ma seule idée, fut que l'Inquisition s'était emparée de mes belles cousines et que les négresses avaient dit tout ce qui s'était passé à la Venta Quemada. Dans la supposition que je fusse interrogé sur le compte des belles Africaines, je n'avais que le choix, ou de les trahir, et de manquer à ma parole d'honneur, ou de nier que je les connusse, ce qui m'aurait embarqué dans une suite de honteux mensonges. Après m'être un peu consulté sur le parti que j'avais à prendre, je me décidai pour le silence le plus absolu, et je pris une ferme résolution de ne rien répondre à tous les interrogatoires.

Ce doute une fois éclairci dans mon esprit, je me mis à rêver aux événements des deux jours précédents. Je ne doutai pas que mes cousines fussent des femmes en chair et en os. J'en étais averti par je ne sais quel sentiment, plus fort que tout ce qu'on m'avait dit sur la puissance des démons. Quant au tour que l'on m'avait joué de me mettre sous la potence, j'en étais fort indigné.

Cependant, les heures se passaient. Je commençais d'avoir faim et, comme j'avais entendu dire que les cachots étaient quelquefois garnis de pain et d'une cruche d'eau, je me mis à chercher avec les jambes et les pieds si je ne trouverais pas quelque chose de semblable. Effectivement, je sentis bientôt un corps étranger qui se trouva être la moitié d'un pain. La difficulté était de la porter à ma bouche. Je me couchai à côté du pain, et je voulus le saisir avec les dents, mais il m'échappait et glissait, faute de résistance. Je le poussai tant que je l'appuyai contre le mur ; alors je pus manger, parce que le pain était coupé par le milieu. S'il avait été entier, je n'aurais pu y mordre. Je trouvai aussi une cruche, mais il me fut impossible de boire. À peine avais-je humecté mon gosier que toute l'eau se versa.

Je poussai plus loin mes recherches: je trouvai de la paille dans un coin, et je m'y couchai. Mes mains étaient artistement nouées, c'est-à-dire très fort mais sans me faire du mal. Si bien que je n'eus pas de peine à m'endormir.